« Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal : la condition féminine sahélo-islamique - Goncourt des lycéens 2020.
Critique de Thierry Amougou
11 janvier 2021
Nouvelle

« Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal : la condition féminine sahélo-islamique - Goncourt des lycéens 2020. Critique de Thierry Amougou

L’écriture, notamment la littérature et la poésie, est un lien de dimension à la fois étroite et infinie. C’est une mise en relation entre l’auteur, son imaginaire, son milieu de vie et un monde plus large qui se donne à lire via son entrée en résonnance avec une inspiration singulière. Cela fait de l’art littéraire une forme symbolique. Elle témoigne du fait que la science seule ne suffit à la compréhension d’une société. Prétendre comprendre une société sans sa poésie, sa littérature, sa musique, son théâtre, ses mythes et ses spiritualités est une entreprise vaine, une conquête d’un entendement hémiplégique. On loupe ainsi sa sève nourricière fondamentale car l’Homme, suivant Ernst Cassirer, est un animal symbolique. Et qu’est-ce que le symbolique si ne n’est ce qui nous unit et va au-delà de nous ?

« Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal, prix Goncourt des Lycéens 2020, est d’un tel acabit, un bel objet littéraire. Sur 240 pages ficelées dans un style simple et accessible à tous/toutes aux éditions Emmanuelle Collas, la romancière camerounaise fait une peinture sans complaisance, non seulement de la condition féminine dans le sahel islamisé du Nord du Cameroun, mais aussi une mise en exergue tant de la conception de l’amour et du mariage que des rapports hommes/femmes et femmes/femmes au sein des Saaré, sortes de concessions construites autour et par un homme polygame : le mâle dominant dans son harem.

La condition féminine dans le sahel islamisé que met en scène Djaïli Amadou Amal est, de façon générale, un processus de réciprocité entre la femme, le mari et la famille élargie au sein de laquelle Allah est omniprésent dans les conversations.

D’un côté, c’est une réciprocité négative pour la femme. Celle-ci doit renoncer à son bonheur personnel dans la mesure où elle doit vivre et se sacrifier pour le bien-être du mari et de la famille. Cela revient à se faire belle de façon permanente pour son mari, à être coquette à chaque instant pour lui, à être souriante devant lui malgré ses propres problèmes, à se parfumer pour son plaisir, à ne pas le contrarier, à le respecter en toutes circonstances, à accepter la polygamie…Réussir à garder son mari et à le rendre heureux grâce à un tel comportement équivaut à faire honneur à sa famille en se construisant une excellente réputation dont l’acmé du mépris est la répudiation autorisée par l’islam. C’est à cette seule condition que la femme sahélienne et musulmane pourra « mettre son mari dans sa poche » et devenir la fierté de sa famille. Dans ces conditions, la seule arme, mieux, la clé pour mériter cet amour sacrificiel est Munyal, la patience. Le seul conseil que donne cette société sahélienne à une jeune femme pour réussir ce parcours est : soit patiente et tout le reste te sera donné de surcroit.

Cette réciprocité négative pour les femmes est cependant positive pour ceux qui en tirent du pouvoir et du bien-être au maximum : les hommes et les familles. Le mari est bien entendu le grand gagnant. Il reçoit tous les honneurs, tous les plaisirs et toutes les attentions et rien ne lui est interdit en retour. Il peut, contrairement aux femmes, collectionner autant d’épouses que le lui permettent se moyens, il peut avoir des aventures extraconjugales et peut même être violent sur ses femmes ou les répudier car cela est pratiquement un droit, un privilège masculin, un droit que lui donne l’islam. La famille en profite aussi car sa réputation gagne à la fois des bonus grâce au Munyal de la femme et des dividendes économicopolitiques et statutaires au cas où le mari à sa fille est un big man, un homme riche et important. Donner sa fille en mariage est donc un acte d’investissement dont le retour sur investissement pour le père et la grande famille sahélienne est plus important que les sentiments de la femme, que les difficultés qu’elles peut vivre au sein du mariage polygamique.

En effet, ce que montre clairement « Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal est un ensemble de faits stylisés qui caractérisent la condition féminine dans l’Afrique sahélienne et islamisée. Les mariages forcés et précoces, l’arrêt brutal des études pour les jeunes filles ou leur absence totale, les viols conjugaux, la violence physique, le danger de la répudiation, l’honneur à faire à sa famille en devenant « une bonne épouse », la polygamie et la recommandation d’être patiente et stoïque devant toutes les éprouves. C’est cela la condition féminine, un état du monde qui devient la normalité. Ce qui compte au sahel islamisé n’est pas qu’une fille ait des rêves mais qu’elle vive dans « la vraie vie » que met en place cette normalité. Les parents des filles, eux-mêmes issus de ce moule, préfèrent la sécurité de leur fille à l’amour de celle-ci pour un homme. Ils visent plus la sécurité de leur fille à sa liberté. Ils trouvent plus importants un choix collectif du mari à leur fille qu’un choix individuel d’un homme par leurs filles. Ils estiment plus porteurs le mariage comme une alliance performante pour les familles par rapport au mariage d’amour : « le meilleur époux n’est pas celui qui chérit mais celui qui protège et qui est généreux » ; « l’amour n’existe pas avant le mariage » ; « dans un mariage on ne cherche pas que l’amour » ; « es-tu prête à sacrifier ta famille pour ton soi-disant bonheur ? » sont autant de répliques qui anéantissent et étouffent les velléités contestataires de Ramla lorsqu’elle est obligée de se marier à Aladji Issa, un riche homme de la place. Les parents de Ramla préfèrent cette école de la vie à « l’école du blanc » que veut poursuivre leur fille par ailleurs brillante et amoureuse d’un autre, l’étudiant Aminou.

En conséquence, les piliers de cette école de la vie sont le Saaré, concession familiale où règne le baba (père, chef de famille) et la dada-saré (première épouse régente et administratrice du saaré). Les récits fédérateurs de cet univers instable où les rapports femmes/femmes sont sournois, calculateurs et empreints de maraboutages réciproques de ses co-épouses et de son mari sont le coran qui recommande la soumission des épouses à leur époux, munyal, la patience dont doit s’armer chaque femme, et la coutume familiale dont la polygamie assure la continuité et le prestige.

« Les impatientes » est aussi un roman traversé par le conflit entre traditions (omniprésente d’Allah, de la famille élargie, des coutumes, des réciprocités, des parentèles, des solidarités, des marabouts) et modernité (besoin de liberté de Ramla, mercedes, bijoux, voyage en Europe, monnaies…). Il en résulte, comme dans « L’aventure ambiguë » de Cheikh Hamidou Kane, une Afrique sahélienne où le passage de la société traditionnelle à la modernité s’évère difficile et marquées de plusieurs interrogations notamment sur « l’école des blancs ». Celle-ci, en reprogrammant Ramla et Safiri, deux icones du roman, les déprogramme aussi par rapport au monde traditionnel. Ramla, son besoin d’études, de choix d’individuels et de projets personnels de bonheur marquent les faiblesses du mode de vie traditionnel mais en soulignent aussi la grande force. On se rend compte, à la lecture de ce roman, que le système traditionnel fait sens et a parfois des avantages comparatifs face à une modernité que ne peut vivre une population sans moyens de sécurisation modernes et sans culture libérale. Dès lors, ce système traditionnel, avec ses effets pervers, semble encore le plus à même de sécuriser ceux et celles qui acceptent de renoncer à leur liberté individuelle pour profiter d’une famille élargie qui sacrifie le bonheur de ses filles à la continuité de sa reproduction comme un grand acteur collectif et solidaire. Nous devons, en dehors des critiques de système traditionnel faite par Djaïli Amadou Amal, rendre hommage à ces femmes sahéliennes anonymes dont la preuve de la force titanesque d’esprit est de s’être sacrifiées pour permettre à la romancière camerounaise de naître, de grandir et de devenir ce qu’elle est devenue. Ce sont peut-être elles les vraies héroïnes à mettre en avant…

Il nous semble dès lors opportun de conseiller deux types d’impatiences aux femmes sahéliennes et musulmanes. Pratiquer une patience positive qui reviendrait à accorder du temps aux choses qui vont dans le bon sens mais demandent un temps de maturation pour se réaliser ; et éviter une patience négative qui consisterait à ne pas mettre fin aux dynamiques (tant moderne que traditionnelles) qui nous infligent souffrances sur souffrances sans répit. Mais toutes les autres Safira, Indou et Ramla du sahel africain ont-elles souvent l’opportunité d’un tel ce choix ?