La conversation inaugurale de l’atelier Imaginaires océaniques, animée par Awa Sam, a réuni trois femmes aux parcours maritimes remarquables : Isabelle Autissier, Barbara Clerc et Maëlle Giraud. À travers leurs échanges, elles ont exploré les multiples facettes de l’imaginaire lié à la mer — entre fascination, engagement et vécu professionnel.
Barbara Clerc a relaté son retour déterminé vers la mer après une carrière de journaliste, décrivant sa trajectoire de matelot à capitaine dans la plaisance professionnelle, jusqu’à son engagement actuel en faveur de l’environnement maritime. Maëlle Giraud, officier polyvalent sur des navires océanographiques, a souligné les ajustements constants entre la vie embarquée et la vie à terre, et la manière dont la navigation scientifique nourrit sa conscience écologique. Isabelle Autissier, navigatrice de renom et présidente d’honneur du WWF France, a alerté sur l’invisibilité des bouleversements climatiques en mer (réchauffement, plastiques, disparition des coraux) et plaidé pour une écoute active des scientifiques.
Le dialogue a abordé la mer comme espace sensoriel — entre immersion verticale et traversée horizontale — mais aussi comme lieu d’émotion, d’esthétique, de transmission et d’inquiétude. Les intervenantes ont évoqué la difficulté de rendre visible l’urgence écologique, la nécessité d’une sensibilisation transgénérationnelle, et l’importance de protéger les zones marines au-delà des seules déclarations.
La mer intrigue, la mer questionne également avec sa part d’imaginaire.

Awa Sam : La présente leçon inaugurale que j’ai le plaisir d’introduire porte sur la thématique “les imaginaires océaniques”. Elle est l’occasion d’échanger sur nos rapports que nous avons ou pensons avoir avec la mer et la fascination que produit la mer avec des images renforcées par des images venues d’ailleurs, enrichies voir transformées. Pour ce faire, je vous propose de dépasser le seul cadre théorique, pour nous intéresser à des parcours de femmes d’exception passionnées par la mer. Ces femmes qui ont choisi la mer comme objet de travail et lieu de vie professionnelle.
Merci à mesdames Isabelle Autissier, Barbara Clerc et Maelle Giraud, navigatrices avec des experiences assez différentes de partager ce temps avec nous.
Présentation des intervenantes
Mme Barbara Clerc est une navigatrice au parcours éclectique.
Adolescente, elle a grandi dans le Sud de la France avec une passion pour la voile et la plongée. Malgré cet amour de la mer dont elle s’est pourtant éloignée lorsque’elle a débuté une carrière de journaliste reporter à Paris. Une séparation insupportable qui l’a conduit à un retour aux sources à 30 ans : « un appel de la mer » comme elle le précise.
Déterminée à mettre l’océan au centre de sa vie, Barbara a su se former et gravir les échelons : monitrice de voile l’été, puis employée de maintenance (nettoyage des tanks, ponçage des panneaux en alu sur les chantiers d’hiver), elle a été embarquée comme matelot.
Elle parvient à être recrutée second Capitaine dans la plaisance professionnelle, poste qu’elle a occupé sur divers yachts pendant plusieurs années à l’international.
Portée par ces expériences positives au fil des années, Barbara enrichit son parcours et retourne se former à l’Ecole Nationale Supérieure Maritime (ENSM) pour obtenir les brevets d’Officier Chef de Quart Passerelle et de Capitaine 3000 afin de pouvoir se consacrer à l’expédition avec cet un objectif engagé : rendre ses compétences et sa passion de la mer utiles à la science et à l'environnement pour protéger cette planète qui la fascine.
Mme Maëlle Giraud, tout aussi passionnée que Barbara a un parcours plus classique. Après un baccalauréat scientifique et une année de Classe Préparatoire, elle a intégré la formation d’officier polyvalent à l’ENSM. À l’issue de sa formation, elle a choisi de travailler sur les navires océanographiques. Elle a également travaillé quelques années à terre : pour la CMA-CGM au service de planification des chargements de porte-conteneurs puis pour l’Institut polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV) en qualité de Second Mécanicien à la Station Dumont d’Urville en Antarctique.
Depuis 2020 elle a repris la navigation à bord des navires océanographiques comme officier polyvalent.
Mme Isabelle Autissier, pour sa part, débute dès l’âge de 6 ans, une relation tenue avec la mer. Navigatrice, Isabelle 4 tours du monde à votre actif, de l'Antarctique au Groenland, des îles kerguelen au Sables-d’Olonne.
Également autrice, ingénieure halieutique, elle incarne surtout la combativité de l'association WWF qui est une organisation internationale de conservation de la nature dont elle est aujourd'hui la présidente d'honneur.
Awa Sam : Je l’ai évoqué en introduction, nous allons parler « d'imaginaires océaniques », avec pour objectif d'établir des perspectives autour de représentations que nous nous faisons ou avons de l’océan.
A ce sujet, je ne peux pas m'empêcher de faire le lien avec un de vos ouvrages que j'ai découvert et que j'ai adoré Isabelle : le Naufrage de Venise.
Récit imaginaire, cet ouvrage met en perspective notre déni environnemental au travers les convictions d’une famille, la famille Malegatti qui vit à Venise, belle ville détruite qui n'a su pas résister à une tempête. Avant ce cataclysme tant redouté, la famille Malegatti s’était longuement déchirée face à la menace. Le père Guido, entrepreneur ambitieux, qui ne jure que par le développement économique et le tourisme de masse. Maria Alba, son épouse, descendante de la lignée des Dandolo de Castello, qui vénère cette ville et qui ne souhaite aucun changement. Quant à Léa, leur fille, elle affirme des inclinations résolument militantes.
Cet ouvrage fait réfléchir et nous renvoie à nos propres contradictions. Il existe pléthore d'études, de rapports alarmants sur l'état de l'océan : réchauffement climatique, montée des eaux, acidification des océans, prolifération du plastique et pourtant nos sociétés peinent à préserver les océans convenablement. Pourquoi n’arrivons-nous pas à alerter suffisamment pour qu’une prise de conscience collective se fasse et que les décisions prises à l’occasion des différents COP, par exemple, soient appliquées ?
Isabelle Autissier: Alors vaste problème ! Merci déjà de ce que vous avez dit sur Le Naufrage de Venise, petite dystopie, qui essaie d'explorer justement pourquoi nous sommes dans le déni et pourquoi nous tournons autour du problème au lieu de l’affronter ? Alors je ne veux quand même pas vous désespérer car les choses ont quand même évolué. Elles ont changé parce que les gens commencent à vivre dans leur chair, dans leur vie quotidienne, dans leur métier, dans leur famille, les conséquences désastreuses du dérèglement climatique qui commencent à être visibles.
Le problème résiduel et persistant c'est que ça ne va pas assez vite. Nous tardons à apporter des réponses efficaces aux urgences climatiques. Saisissons l’exemple des coraux qui sont en train de mourir. Le réchauffement de l'océan fait que l'algue qui vit avec le corail et qui le nourrit, qui lui est donc indispensable, quitte le corail quand l’eau est trop chaude. Donc le corail meurt… et le
corail c'est juste le milieu, en termes de biodiversité, le plus important, le plus riche de toute la biodiversité océanique ! Pour autant, il n’y a pas de sursaut à ce sujet.La société humaine ne vivra pas avec quatre (4) degrés de plus. Il nous faut changer très rapidement nos habitudes et bien comprendre que tout va compter et le centième de degré va compter et les trois espèces qu'on va empêcher de disparaître, ça va compter ! Donc il faut vraiment se placer dans une perspective positive et trouver les solutions.
Awa Sam : Il est vrai que des Etats prennent des initiatives qui sont à saluer. C’est le cas de la France qui, lors du lancement de la COP 27 a interdit, l'exploitation desfonds marins ou les îles Galapagos qui ont créé une nouvelle réserve marine. La Colombie a, pour sa part, sécurisé un patrimoine naturel et s'est engagée dans un système de financement innovant Le pays se rapproche de son objectif 30 x 30 en protégeant 30% de ses terres et 30 % de ses mers d'ici 2030. Quel est votre avis sur ce dispositif ? est-il transposable en France ?
Isabelle Autissier : Oui alors le 30/30 c'est une décision internationale de la COP biodiversité qui est très ambitieuse et qui existe depuis fort longtemps.
C’est un système qui consiste à « donner des points » aux entreprises privées ou à des États, qui ont des comportements vertueux et qui peuvent prouver ces comportements vertueux et les résultats. Ces points permettent de bénéficier de facilités économiques pour obtenir des financements. Le système existe aussi en partie en France. Au sein de l’association WWF, nous venons de lancer un projet pour la forêt française. Nous proposons aux exploitants forestiers de déterminer avec eux l’intérêt écologique de leur forêt puis procédons ensemble à une évaluation de la pertinence d’un modèle d’exploitation durable.
Parce que sa décision peut évidemment impacter sa situation financière, nous essayons de trouver des systèmes de financement avec des entreprises afin de compenser le manque à gagner pour l’exploitant forestier. C’est donc un système louable qui mérite d’être généralisé.
S’agissant des zones protégées, il ne suffit pas de décréter leur création. Encore faut-il bien les gérer et surtout faire respecter leur statut. Or, on sait aujourd'hui que plus de 90% des zones théoriquement protégées ne le sont pas du tout, y compris en France, du fait de la multitude d’activités autorisées dans ces dites zones.
Awa Sam : Quid des aires marines protégées en haute mer. Faut-il des moyens de contrôle ?
Isabelle Autissier : Jusqu'à maintenant les aires marines protégées en haute mer c'était impossible puisqu’il n’y avait aucune gouvernance de la haute mer. Les choses vont changer avec le nouveau Traité adopté par les Etats. Avec sa mise en œuvre, on pourra effectivement créer des aires marines protégées et ce sera extrêmement intéressant et important parce qu’il existe des zones de la haute mer qui constituent des hotspots de biodiversité. Nous avons déjà commencé à la WWF, avec l’aide des scientifiques, à identifier des zones prioritaires à protéger et à préserver. Par la suite, il faudra décider des modalités de gestion mais également de protection de ces zones. Cela impliquera de réfléchir sur les moyens de surveillance (satellites ? drones ?) et à une certaine forme de police.
Awa Sam : Revenons sur vos expériences professionnelles et précisément sur votre imaginaire du métier de marin. Est-il conforme à la pratique que vous en avez aujourd’hui : est-ce une passion difficile à vivre en définitive ?
Barbara Clerc : “Difficile” non parce que… la mer nous rend tellement. Il faut considérer les contraintes comme des sources d'apprentissage et de s'enrichissement. Il y a aussi beaucoup d'humain dans ce métier. J'étais en mer plus de 11 mois par an et ce, pendant des années. C'était formidable car j'ai appris plein de choses et ai rencontré des gens formidables mais un jour… je me suis réveillée en rendant compte que ma vie ne se déroulait plus comme je l’avais imaginée car j'avais perdu le contact d’amis et me suis éloignée de ma famille. En fait, la mer est un amour exclusif. Et donc dans ces moments effectivement la passion peut être difficile, mais on en retient tellement de choses positives en échange, que l’on finit par comprendre que c'est juste une vie qui est différente en fait.
Maëlle Giraud : La vie de marin est très différente de celle que l’on peut avoir sur la terre ferme. On ne le comprend que lorsque l’on devient marin. Les priorités et le mode de vie en vase clos sur un navire ne peuvent être réellement appréhendés pour un « terrien ». L’imaginaire est clairement différent. De même, avec les rotations (temps de navigation et période de congés), il faut parfois anticiper les choses et réellement s’organiser et se réadapter entre notre vie à bord et celle à la maison. Quand je rentre d'embarquement, j'ai besoin d’un délai de 4 voire 5 jours pour me réadapter : au rythme, à l'organisation sur la terre ferme et me reposer aussi parce que comme pendant un mois et demi, on a travaillé tous les jours, avec des horaires de jour et/ ou de nuit.
Awa Sam : Lorsqu'on navigue, est-ce qu'on se rend plus ou mieux compte de la fragilité des espaces, des formes de pollutions marines ? Votre navigation vous apporte elle plus de sensibilité environnementale ?
Maëlle Giraud : Paradoxalement, en plein mer, on contemple l’espace mais souvent la pollution
est invisible, que ce soit la pollution plastique ou la pollution atmosphérique. C’est une vraie difficulté car pour beaucoup de marins la réglementation environnementale est très contraignante dans leur imaginaire alors qu'ils n'arrivent pas à voir l'impact ou l’apport de cette dernière pour la protection des océans. Bien heureusement, embarquer sur des navires scientifiques est très positif car ils nous démontrent la réalité de ces pollutions lors de campagnes océanographiques. Nous les voyons faire des mesures de l'acidité de l'océan, on va aller voir, avec eux, les mouvements des bancs de sable, voir l'impact d'un champ éolien sur les espèces.
Naturellement, on en arrive à se poser la question de notre propre présence dans ces espaces qui doivent rester le plus préservés possible.
Isabelle Autissier : Je navigue depuis 60 ans et je trouve que le plus marquant c'est que l’on voit assez peu de choses en mer. L'océan s'est réchauffé de presque un degré. C'est colossal. Nous avons parlé des coraux tout à l’heure mais les courants océaniques sont en train de changer… mais cela ne se voit pas ! Quand vous naviguez sur la mer elle n’a pas changé de couleur, donc vous ne vous rendez pas compte. Aujourd'hui, la pollution plastique la plus dangereuse, ce sont les milliards de microparticules voire de nanoparticules de plastique qui ont été constituées par la fragmentation des plastiques qui sont arrivées dans la mer. Ces dernières vont repasser dans la chaîne alimentaire, être absorbées par le plancton, par les poissons et par les êtres humains. Vous savez qu'aujourd'hui, en moyenne, nous consommons chacun par semaine l'équivalent de 5 g de plastique par semaine.
La plastique est partout dans notre vie : nous en respirons, en buvons et en mettons sur la peau avec des vêtements ou avec des crèmes. Donc, notre seule solution c’est d’être à l’écoute des scientifiques qui sont les plus à même de nous démontrer l’impact de nos activités sur les océans et de réduire drastiquement notre consommation de plastique. J'entends parler de la récupération des plastiques en mer. C’est intéressant. Toutefois, je crois qu’il faut surtout empêcher ce plastique d'aller en mer parce que une fois qu'il y est, il est très couteux et compliqué de l’en extraire.
Par ailleurs, il n'est pas tout à fait vrai que tous les plastiques sont recyclables et que l’on peut refaire du plastique indéfiniment avec du vieux plastique.
Sophie Halart : Merci à toutes les trois, c'est passionnant de vous écouter. Quand je pense aux imaginaires et aux océans, cela me renvoie à des mouvements, des images. Celles qui reviennent régulièrement ce sont celle de la traversée et celle de la plongée. On est sur ces deux axes à la fois horizontal et vertical. Barbara, vous qui avez fait de la plongée, dans vos rapports à l'océan, est ce celui de la navigation et celui de l'immersion que vous considérez comme complémentaires ou comme quelque chose de complètement différents, d'un point de vue presque sensoriel ? De quelle manière est-ce que ça dialogue ou non avec vous ?
Barbara Clerc : J'ai commencé à mettre la tête sous l'eau vers 6-7 ans et ça ne m'a jamais quitté.
Au début, je faisais de la plongée bouteille parce qu'à l'époque c’était le seul moyen connu de passer du temps sous l’eau. Avec la technique de l’apnée, j’ai ressenti vraiment une autre forme de liberté : on n’a pas besoin de tout cet équipement, on peut vraiment être libre de ses mouvements et effectivement comme vous le disiez, on évolue en deux dimensions. On entend aussi ! on entend les animaux. On interagit avec eux différemment. Le fait d'avoir cette expérience-là de la mer depuis l'intérieur apporte beaucoup…
Sous la surface, il n’y a pas ce plafond, pas de limite entre deux mondes. Vous avez sans doute raison, j’imagine que ça donne une vue d'ensemble que d'autres n'ont pas et c'est pour ça que j'essaye de partager avec ceux qui n’ont pas eu la chance de passer autant de temps sous l’eau.
Auditeur : Bonsoir. Tout d’abord, je voudrais vous remercier pour la qualité des échanges. Moi qui suis d’origine phénicienne, j'ai été très sensible à la navigation que j’ai pratiqué dés l'âge de 7 ans. Aujourd’hui, nous sommes face à un problème majeur qui est celui du changement climatique et de la dégradation de l’environnement marin. La sensibilisation des générations futures me semble capitale. Comment pouvez-vous lancer une campagne pour influencer les jeunes à mieux se servir de l'eau de mer et à lutter contre les différentes pollutions ?
Maëlle Giraud : J’ai la chance d’avoir un ami marin qui s’est vraiment penché sur ce sujet. Il s’agit de Simon Bernard. Il a monté le projet d’expédition « Plastic Odyssey » lors de notre dernière année d’étude. Il s’est vraiment interrogé sur la question des déchets que l’on voit flotter dans les estuaires. Avec son navire d’une quarantaine de mètres, il effectue un tour du monde pour montrer que les déchets plastiques peuvent être revalorisés plutôt que abandonnés dans la nature ou jetés en mer. Il travaille notamment avec des écoles pour inciter les jeunes générations à avoir une démarche plus écologique. Je le soutiens dans cette démarche.
Barbara Clerc : Je veux croire en l’éveil des jeunes générations concernant les conséquences de nos abus et malveillances. Il y a des prises de conscience et des projets en réaction à ces nouvelles connaissances.
Awa Sam: Restons sur la question générationnelle. Dans la salle, nous avons une petite fille de 10 ans qui s’intéresse à l’environnement. Elle souhaite vous offrir une baguette magique et savoir, en retour, ce que feriez avec pour arrêter la pollution, lutter contre le plastique ou le réchauffement climatique ?
Isabelle Autissier : Alors moi, j'aurais interdit le plastique pour commencer. Et puis, j'aurais au minimum fait en sorte que tout le monde voit tous les jours son propre compteur de dérèglement climatique. C'est-à-dire que tout le monde, tous les jours, se rende compte de tout ce qu'il a fait et à quoi ça a contribué. Ainsi tout le monde pourrait se rendre compte qu'il y a des choses qui fonctionnent beaucoup mieux et d'autres choses un peu moins.
La recherche de solutions serait ainsi facilitée.
Maëlle Giraud : Moi ce serait peut-être même encore beaucoup plus “extrême”. J’aimerais pouvoir inscrire dans l’esprit des humains le fait qu’ils ne sont pas les maîtres de la planète mais seulement une infime partie de ce qu’elle est. L’Homme doit s’adapter à sa planète au lieu de chercher à la façonner selon son désir.
Barbara Clerc : La baguette magique, ce serait pour que, comme le disait Isabelle, que chacun ait peut-être plus de moyens de se rendre compte des conséquences en fait de ses actes. Cela permettrait à chacun d’être un peu plus responsable.
Auditeur : La mer peut créer de l’inquiétude et du stress car c’est un milieu très particulier. Dans quel état d’esprit êtes-vous avant votre départ ?
Maëlle Giraud : Le départ se prépare avec une bonne part de psychologie et d’organisation logistique. À partir du moment où l’on monte à bord d’un navire que l’on connait, on gagne en confiance car on croit en sa solidité. Cela rassure de la même manière que lorsque l’on rentre s’abriter dans notre maison lors d’une tempête. Certes, les éléments extérieurs peuvent être impressionnants surtout lorsque l’on voit des vagues bien plus grandes que notre navire de 60 m. Heureusement qu’en tant que marins, nous sommes préparés.
Barbara Clerc : J'aime me rappeler que la peur n'évite pas le danger. La préparation fait partie intégrante de notre métier, comme le rappelle Maelle. Nous avons des compétences et restons lucides et concentrés sur les procédures que nous mettons en place. Le danger il est partout, dans beaucoup de métiers dont le nôtre. Je vais partager avec vous une anecdote : cet été j'ai beaucoup navigué au milieu des glaces avec parfois des icebergs immenses. Lors d’une navigation, l'horizon était complètement bouché. Nous n’arrivions plus à identifier nos points de passage : ça avait l'air insurmontable. Et en fait en adaptant la vitesse à la glace et en passant les icebergs un par un, nous nous sommes rendu compte que le passage était possible au final. Cette situation m’a appris une leçon de vie que j’ai gardé. Il en va de même pour les soucis. Si on voit l’ensemble et qu'on regarde tous les problèmes à l’horizon, ça parait insurmontable. Si au contraire, on traverse la vie avec confiance et adaptation, en surmontant les soucis un par un tout en gardant son sang-froid on ne s'arrête jamais.
Auditrice : Merci à vous pour ce partage. Vous avez parlé de votre enfance, de votre rapport à l'océan mais d'un point de vue transgénérationnel, votre entourage, plus précisément vos grands-parents, ou des membres de votre famille, avaient-ils un lien particulier avec l'océan qui a pu influencer votre choix de vie professionnelle ?
Barbara Clerc : De ce que je connais de ma famille, mes ancêtres n’ont pas de liens ténus avec l’océan mais peut-être qu'il y en a que je ne connais pas, en tous cas pas de façon consciente.
Maëlle Giraud : J’ai des ancêtres qui ont été pêcheurs de morue en Islande. J’ai été attirée par cet aspect fascinant de l’océan et qui sort de l’ordinaire. Cela peut expliquer peut être mon envie d’aller explorer certains espaces.
Isabelle Autissier : J'ai appris à naviguer en famille quand j'étais petite fille sur un dériveur. Ceci dit, j'habitais la banlieue parisienne donc je n'étais pas non plus prédestinée à mon parcours.
A l'époque, j'avais énormément lu des récits de marins de différentes époques d'ailleurs. J’étais fascinée par leur façon de naviguer et puis je me suis aussi très vite intéressée au fonctionnement de l'océan en devenant ingénieure halieute. Dans ma famille, j'ai quatre sœurs avec qui j’ai eu la même éducation mais personne parmi elles n’a eu ce cheminement-là. Je crois donc que c'est un cheminement personnel. C'est un imaginaire qu'on construit.
Auditeur : Lors de vos expéditions, avez-vous eu des retours sur les perceptions des imaginaires océaniques des différentes personnes que vous avez pu rencontrer à travers le monde ? Avaient-ils des regards différents ? certains de ces regards ont-ils changé le vôtre ?
Barbara Clerc : J'ai navigué principalement à l'étranger et parmi les équipages dont je faisais partie, il y avait des personnes qui venaient de tous les continents et ce brassage culturel était très intéressant.
On mettait en commun notre passion de la mer et on prenait ce qu'il y avait de meilleur de chaque culture et ça devenait notre culture. Et ça s’applique aussi aux passagers qu'on accueillait sur ces navires. Tout le monde est fasciné par la mer, de ce qu'elle a de connu ou d’inconnu. Et peut-être que là il y a quelque chose de transgénérationnel pour revenir à ce que disait Mélanie. L’imaginaire réside très souvent dans la fascination, dans l'admiration de l'inconnu et de ce qu'on en connaît.
Maëlle Giraud : J’ai pu remarquer que quel que soit notre origine ou notre âge, cette fascination pour la mer ressort à chaque fois. Et il y a également une certaine peur de cet environnement : les gens ne vont pas aller nager loin du bord ou en pleine mer mais restent tout de même fascinés par la mer et s’intéressent aux reportages et expéditions diverses. Dans d’autres lieux, comme en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, la peur de la mer n’existe pas vraiment. Ce sont des populations insulaires qui vivent avec la mer et leur culture est basée sur la mer et ce qu’elle peut leur apporter.
Isabelle Autissier : Pour compléter, je pense qu'effectivement il y a une sorte d'imaginaire commun à partir de l'inconnu et de ce milieu qui n'est pas habituel pour l'homme.
Je pense, qu’au-delà, il y a un sentiment d’appartenance qui ressort. Vous parliez par exemple des polynésiens. C'est vrai qu’ils ont, comme les peuples du Grand Nord, du Groenland un rapport à l'océan qui est assez spécifique.
Ils ont une appréciation singulière de la vie océanique et de la façon dont ils en sont eux-mêmes parties prenantes.
Auditrice : On a beaucoup parlé d'océans, de navigation mais nous n’avons pas aborder la question de l’esthétique. J'aime beaucoup les bateaux en tant qu’objets. Êtes-vous sensible à l’architecture des navires ?
Barbara Clerc : Un navire on s'y attache beaucoup parce que c'est un vecteur. Un vecteur de déplacement, parfois de rêve, d’espoir. Je ne suis pas matérialiste mais c'est bien plus qu'un objet : il a une âme. Les Anglais disent “she” (elle) et finalement quand on passe beaucoup de temps avec, on a l'impression qu'il a un tempérament. Je pense que personne mieux que Isabelle, au regard de son expérience ne pourra nous en parler. On fait équipe avec le navire et effectivement… la beauté d’un navire peut interpeller et ravir lorsqu’on y embarque.
Maëlle Giraud : Il arrive parfois d’avoir des navires peu esthétiques mais qui vont tout de même inspirer une forme d’affection. Dans la flotte océanographique française, nous avons l’Antea qui est un catamaran dont les formes ne sont pas vraiment harmonieuses. Il n’est pas très confortable en mer car ses mouvements sont assez violents et pourtant on s’y attache. Et cet attachement nous donne envie de le préserver au mieux.
Isabelle Autissier : Je crois qu’un bateau c'est un compagnon de voyage, de travail. C'est un compagnon de rêve puisqu'on parlerait d'imaginaire. Donc il n’y a pas de mauvais bateau. Chaque type de navigation d'abord demande un bateau différent en fonction de là où on va de ce qu'on va y faire et qui à bord… Moi j’ai eu des bateaux de courses mais j'ai aujourd'hui un bateau de croisière qui paraîtrait « pateau » par rapport au bateau de course. Il va beaucoup beaucoup moins vite mais il est parfaitement adapté pour aller se balader dans la glace avec un équipage ou aller faire des choses dans des endroits un peu reculés. Il faut être un peu tendre avec ces bateaux. Il faut les prendre pour ce qu'ils sont et il faut essayer de leur faire donner le meilleur de ce qu'ils peuvent donner.
Awa Sam : Quelle est la place de l’imaginaire dans vos vies respectives? Et quel est votre prochain challenge ?
Barbara Clerc : Sur la question de l’imaginaire, elle est d’actualité puisque je suis en ce moment même en train de déménager pour aller m'installer en Arctique. Je veux y travailler de plus en plus donc me familiariser avec l’environnement. Je serai basée à Tromso en Norvège précisement.
Isabelle Autissier : Je n’aime pas le mot challenge. Je trouve que le mot est plus adapté à une entreprise. Me concernant, j'essaie juste de faire en sorte que mon petit passage sur terre me rende heureuse et que je puisse continuer à rendre heureuse la communauté humaine dans laquelle je vis.
Il se trouve que mon terrain d'expression est la mer. Avec toutes mes responsabilités, j'essaie de mettre un pied devant l'autre tous les matins en me questionnant sur mon programme quotidien. C’est déjà pas mal. S’agissant de ma prochaine navigation, je vais aller passer 6 semaines en Écosse parce que j'adore cet endroit. Je n’ai jamais eu assez de temps pour vraiment m’y balader donc j'ai envie de prendre le temps et avec une équipe aussi qui va s'intéresser au plancton et à l’environnement local.
Maëlle Giraud : Me concernant, je vais continuer à travailler avec les scientifiques et à développer mes connaissances du milieu marin.
Awa Sam : Mesdames, cher public, je vous remercie pour la qualité de nos échanges et pour votre écoute attentive. Je nous souhaite de nous revoir, dans pas très longtemps, avec de beaux projets environnementaux. Prenez soin de vous en attendant.