L’étude de l’épave du chaland de Langeais (XVIIIe siècle) offre un terrain riche pour interroger les statuts changeants des objets patrimoniaux immergés. Virginie Serna invite à penser cette épave comme un objet pluriel : à la fois trace d’un accident nautique, archive matérielle, fragment désassemblé, et élément actif d’un « anthroposystème fluvial ». Par son enfouissement, l’épave révèle les lois de la taphonomie, science des processus de décomposition, et devient un marqueur des dynamiques écologiques, sociales et historiques du fleuve.
Elle évoque le glissement sémantique du bateau à l’état de « déchet » ou « débris », en soulignant les tensions entre abandon et revalorisation patrimoniale. Certaines épaves jouent un rôle écologique fondamental. L’exemple de Spongilla lacustris, éponge d’eau douce colonisant une pièce de l’épave, illustre cette reconversion d’un artefact en niche écologique vivante.
L’épave devient ainsi interface entre matières, archive du négoce fluvial et composante de la biodiversité. Ce changement de regard résonne avec le projet du Parlement de Loire, initiative interdisciplinaire portée par Camille de Toledo qu’il poursuit aujourd’hui en tant que membre associé de l’IEA avec son projet “Vers une internationale des rivières et autres entités de la nature”.

Le site de naufrage du grand chaland de Langeais (1795)
Unité paysagère pour les uns, entité archéologique pour d’autres, le site de naufrage du grand chaland de Langeais daté du XVIIIe siècle (Indre-et-Loire) pose la question du statut de l’épave dans le paysage. Il interroge l’accident et invite à une archéologie du désordre, un apprentissage du désassemblage architectural de la coque (cette recherche a fait l’objet, sous des formes différentes de deux articles : Serna 2018 et Serna 2000). Il questionne l’identité du bateau et son passage de “structure architecturale flottante, […] ensemble fonctionnel et lieu de vie, à épave, source archéologique première de l’archéologie navale” (Rieth 2016 : 57). Mais est-ce tout ?
Le naufrage, cet accident, “évènement aléatoire et fortuit, entraînant des dommages”, témoigne d’un dysfonctionnement de la navigation. Sa matérialité archéologique (le site d’hier, d’aujourd’hui et de demain), son témoignage architectural (l’épave), sa relation et narration (par les archives), sa valeur dramatique en font un évènement marquant d’une histoire nautique.
Le site de naufrage permet une lecture en creux de la rivière aménagée, autorisant le chercheur à placer les éléments naufrageurs comme autant de nouvelles installations non comprises par le batelier et provoquant une erreur de navigation. Le naufrage, dans une lecture en parallèle du drame humain, est un puissant témoignage d’une rivière en train de se modifier, dont le lit et les rives changent au cours du temps.
L’épave raconte, par un processus inversé, la navigation, l’espace de circulation des chalands, des ports au quai en passant par le lit mineur et ses îles. L’épave suit le temps du négoce, des marchands et marchandises, elle prolonge le discours sur les communautés navigantes et riveraines. Elle renvoie par sa localisation topographique au sein du lit de la Loire aux questionnements sur la dynamique fluviale passée et présente.
Les lois de l’enfouissement
L’épave révèle, par son enfouissement, les lois de la taphonomie. Le paléontologue Ivan Antonovitch Efremov utilise pour la première fois en 1940 le terme qui signifie, les « lois de l’enfouissement » du grec τάφος taphos, « enfouissement », et νόμος nomos, « loi ») dont le champ d’étude englobe toutes les transformations subies par la matière organique au cours de sa vie. Dans une perspective archéologique, la taphonomie a pour premier objectif une meilleure reconnaissance des agents destructeurs non humains (animaux – charogne,…) et leurs conséquences sur le matériel osseux (conservation différentielle, interprétation de marques et cassures) afin de faciliter l’identification des activités anthropiques (Costamagno, 2005).
Si la discipline répondait au début à la seule question de l’ancienneté des sociétés humaines, elle s’applique à des sujets aussi divers que les modifications osseuses des carnivores, les processus taphonomiques (gel, transport hydraulique) ou la combustion d’ossements, les traces d’impacts de projectiles et de techniques bouchères (voir la table ronde La taphonomie : des référentiels aux ensembles osseux fossiles organisée par l’Unité toulousaine d’Archéologie et d’histoire, UMR 5608 (UTAH). S. Costamagno, P. Fosse, F. Laudet, 23-25 novembre 2005, Université de Toulouse-Le-Mirail).
Soucieux au sein de notre recherche de préciser la généalogie des déformations d’un objet (l’épave) et d’en saisir les rythmes d’effacement ou de disparition, nous avons repris à notre compte les principes de cette discipline qui repose sur l’observation de la fragmentation, de la désarticulation, de l’abrasion, de la dissolution, de la bioérosion, du tri, de l’encroûtement ou fossilisation du site.
Le bateau naufragé, inscrit dans le lit du fleuve ou sur les berges, est partie intégrante d’un hydrosystème fluvial. Il évolue avec lui et dès lors “ les vestiges du bateau acquièrent un nouveau statut, celui d’un élément actif d’un ‘anthroposystème fluvial’’ (Rieth 2010 : 65-67). Cette interrelation entre l’épave et son environnement a conduit à la définition d’une archéologie nautique qui associe définitivement archéologie du bateau, espace de navigation, communautés navigantes et milieu naturel, formant ce que l’on pourrait nommer un “écosystème patrimonial”.
Site témoin permettant d’analyser les destructions, altérations acceptables et acceptées par le regard des riverains, offrant une lecture d’un état fragmentaire, le site de naufrage pose les questions du changement d’identité du bateau, de l’élément navigant à l’épave, de l’épave aux débris, des débris aux déchets.
Naufrage, épave, débris, déchet ?
Selon l’article L541-1 du code de l’environnement “est un déchet […] toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon”. Le critère essentiel permettant de définir un bateau en fin de vie comme un “déchet” est donc bien l’intention de son détenteur de s’en défaire. L’intention est soit confirmée par un contrat de démolition, soit par un manifeste vu l’état du navire ou sa destination évidente. C’est ainsi que le porte-avions Clemenceau est débaptisé par le ministère de la Défense le 16 décembre 2002, portant le matricule coque Q 790 et bascule le 7 février 2006 en “matériel de guerre-déchet” (Lamour 2007) .
La qualification de déchet – du radical cad : ce qui choit – peut encore être précisée plus avant. Rappelons que le terme, issu du verbe déchoir, apparaît au XIIIe siècle. Sa définition y est précise : “le déchet est ce qui tombe d’une matière travaillée par la main humaine” (Barles 1995 : 229). Selon la directive 2008/98/CE, trois types de déchets sont aujourd’hui identifiés : les déchets, les déchets dangereux et les biodéchets. Pour les produits de la nature, on parle de débris pour identifier les matériaux provenant de l’érosion et laissés sur place ou entassés en bas des versants. Le débris, “reste d’une chose brisée” (Littré 1878 : 972), est le terme employé en écologie pour qualifier le bois mort laissé sur place, les souches, branches et troncs mais également les épaves. Le nom de code est DLG qui signifie : débris ligneux grossiers.
Après trente-six années de service, le Clemenceau a cessé son activité opérationnelle en 1997. L’état-major de la marine le place en position de réserve spéciale le 2 mars 1998. Il sert alors de réservoir de pièces de rechange au profit du Foch et reste en rade de Toulon pendant près de cinq ans. Sa condamnation est prononcée par le ministère de la Défense le 16 décembre 2002 et le navire est débaptisé : la coque Q 790 est remise à la direction nationale des interventions domaniales afin d’y être vendue, par voie d’appel d’offres, pour être déconstruite.
Nom de code : DLG
Les planches de sole qui composent l’épave de la sapine de Montlouis-sur-Loire (XIXe siècle) en Indre-et-Loire ont été, avant leur reconnaissance archéologique (Serna 2013), considérées comme des débris ligneux grossiers (DLG) jouant un rôle dans la dynamique fluviale et dans la création d’habitats faunistiques (habitats et caches propice à la reproduction). La fonction bénéfique des DLG dans les rivières et fleuves a été démontré dans de nombreuses études canadiennes et anglo-saxonnes depuis longtemps (Dy 2008). Constitués comme étant l’ensemble de toutes les formes de matériaux de bois mort trouvés sur le tapis forestier, les éléments enfouis ainsi que les arbres ou arbustes debout ou les parties qui en restent, les DLG ont une valeur écologique élevée. La décomposition du bois rejette des éléments nutritifs dans le sol, contribuant au développement de ce dernier.
Le bateau dont la mort nautique est prononcée, se fait tout à la fois bois mort et enfoui, chicot, morceau, fragment détaché, antre du “déchet, [du] rebut et [du] presque rien” (Dagognet 1997 : 59) et… site archéologique.
Une éponge sur un bateau : Spongilla Lacustris et le râble 10
Alors n’est-il pas temps de reconsidérer les sites archéologiques de naufrage, comme des entités vivantes, offrant par leur matière et leur surface, une autre vie au sein du fleuve ?
Niche écologique pour Spongilla Lacustris, l’une des 120 espèces d’éponge d’eau douce, le râble 10 de l’épave de Langeais en vient, au cours de son histoire, à endosser une autre fonction, très éloignée de la première. D’une pièce architecturale, il passe à gite d’un animal filtreur, multicellulaire et primitif, qui se nourrit de matière organique, de bactéries et de plancton. Sa nouvelle fonction nous a conduit à reconsidérer le statut de l’épave toute entière, à en démultiplier les compositions et à ouvrir le site à une donnée trop longtemps ignorée de nous : le milieu naturel et les non-humains cohabitant sur le site archéologique.
L’épave de Langeais est un patrimoine culturel et aussi un élément nutritif, une niche gourmande pour une grande éponge verte. L’épave, modifiée par le fleuve, modifie le fleuve à son tour. Obstacle à l’écoulement depuis son naufrage en 1795, elle provoque une diversification de la dynamique fluviale, créant des retours d’eau, des petits chenaux secondaires, des filets et remous, des bouillons et des pièges à sédiments. Sa matière s’intègre à une chaine trophique, compose avec le monde – humains et autres qu’humains – qui l’entoure.
Site archéologique no 37.123.021, débris ligneux grossiers, niche biologique pour Spongilla Lacustris, l’épave est depuis 2018 mise en réserve archéologique.
L’entrée de l’épave au Parlement de Loire ?
Animée par l’écrivain et juriste Camille de Toledo, la commission pour un Parlement de Loire invite à suivre son projet de fiction parlementaire au travers d’une série d’auditions . Ces dernières mettent en acte une recherche collective pour imaginer l’institution potentielle d’un écosystème fluvial (Loire) et impliquer dans un parlement reconfiguré les artefacts, faune, flore, bancs de sable, masses d’eau et l’ensemble des composants de la Loire. Imaginé comme un processus constituant pour la création d’un parlement du fleuve, ce projet vise à définir les formes et fonctionnements d’un Parlement pour une entité non humaine où l’épave de Langeais serait, comme d’autres entités, représentée.
Structuré par une série d’auditions publiques, le processus engagé met en dialogue une commission interdisciplinaire, composée d’intéréssé.e.s à la création du Parlement, avec des professionnels auditionné.e.s (philosophes, anthropologues, biologistes, juristes…) et des usagers de la Loire.
L’épave est une entité naturelle, reconstruisant sa propre architecture de sable et de micro-organismes, site archéologique, niche écologique et conservatoire d’un biotope protégé et reconnu. Elle traduit des formes d’usage de la rivière oubliées, rappelle l’histoire de tant de marchands et marchandises embarquées sur le fleuve et invite à une nouvelle écoute sensible du fleuve.
Bibliographie
Barles, S. 2005 - L’invention des déchets urbains, France : 1790-1970, Champ Vallon, Seyssel.
Dagognet, F. 1997 - Des détritus, des déchets, de l’Abject. Un philosophe écologique, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, Le Plessis-Robinson.
Descola, Ph. 2005 - Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris.
2001 - Anthropologie de la nature, leçon inaugurale prononcée le jeudi 29 mars 2001, Collège de France, Paris.
Dy, B. 2008 - Mécanismes d’apport et temps de résidence des débris ligneux grossiers dans la zone littorale de deux lacs Nord Boréaux au Québec, Rimouski (Québec, Canada), Université du Québec, Département de biologie, chimie et géographie (Mémoire présenté comme exigence partielle du programme de maîtrise en gestion de la faune et de ses habitats). en ligne : http://semaphore.uqar.ca/255/1/Benjamin_Dy_octobre2008.pdf [consulté le 01/03/2020].
Gouhier, J. 2000 - Au-delà du déchet, le territoire de qualité. Manuel de rudologie, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Rouen.
Lamour, M. 2007 - Rapport d’information no 3609 de l’Assemblée nationale enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 janvier 2007 déposé par la commission de la défense nationale et des forces armées sur le démantèlement des navires de guerre et présenté par Mme Marguerite Lamour, députée.
Latour, B. 1997 - Nous n'avons jamais été modernes : essai d'anthropologie symétrique, La Découverte, Paris.
Rieth, E 2010 - Qu’est-ce qu’une épave ? in : Serna V. (dir.) - La Loire dessus... dessous : archéologie d'un fleuve de l'âge du Bronze à nos jours, Éditions Faton, Dijon : 65- 67.
Rieth, E. 2016- Navires et constructions navales au Moyen Âge, Archéologie nautique de la Baltique à la méditerranée, Éditions Picard, Paris.
Serna V. 2020 - Une problématique partagée : naufrages et épaves en rivière, in : Rieth E. (dir.) - L’épave EP1-Epagnette (Somme). Un bateau de navigation fluviale du milieu du XVIIIe siècle et son espace nautique, Revue Archéologique de Picardie, 35 : 79-82.
2018 - Les cimetières de bateaux. De l’épave aux déchets, Les Nouvelles de l’Archéologie, 151 : 33-38, https://journals.openedition.org/nda/3974.
2013 (dir.) - Le Cher : Histoire et archéologie d'un cours d'eau, 43e supplément à la
Revue Archéologique du Centre de la France, FERAC, Tours, 2013.
Toledo de, C. 2021 – Le fleuve qui voulait écrire, Les auditions du parlement de Loire, Manuela éditions, Les Liens qui libèrent, p. 71-99.