Général Jacquement - Lignes de défence et trajectoires intermodales

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Le général (2S) Jean-Luc Jacquement propose une réflexion stratégique sur les lignes de défense et trajectoires intermodales dans différentes géographies. Dans son texte, il examine la logistique militaire contemporaine à l’aune des multiples lignes – géographiques, géopolitiques, juridiques, immatérielles – qui structurent, entravent ou redéfinissent les opérations dans un monde globalisé. Les flux logistiques, qu’ils soient humains, matériels, financiers ou informationnels, empruntent des voies terrestres, aériennes et maritimes. Ces routes sont soumises à des cadres normatifs complexes et à des contraintes stratégiques majeures, exacerbées en temps de crise ou de conflit, comme en Ukraine ou en mer Rouge. L’espace cybernétique s’y ajoute comme nouvelle dimension du théâtre des opérations.

Le Général Jacquement illustre ces dynamiques à travers les exemples du retrait d’Afghanistan (2012-2014) et de la bande sahélienne (2022-2023), montrant comment la géographie, les rapports de souveraineté et les négociations bilatérales rendent la logistique intermodale ardue mais essentielle. Ces cas soulignent l’importance des détroits, ports, couloirs aériens, et infrastructures numériques dans la projection et le retrait des forces.

Il nous rappelle que la logistique militaire évolue dans un espace aux contours instables : cadre pour la géographie, enjeu pour la géopolitique, théâtre pour la géostratégie, et fluide pour la géoéconomie.

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Les 17 et 18 avril dernier, l’Institut d’études avancées de Nantes organisait un atelier Imaginaires Océaniques - Traces, lignes et limites. L’originalité de cet atelier – de mon point de vue – reposait sur la très grande diversité des intervenants et des sujets abordés, et la richesse des échanges, ouvrant ainsi des horizons insoupçonnés et des perspectives d’échanges futurs.

J’ai traité pour ma part le sujet des lignes de défense et trajectoires intermodales, m’attachant à démontrer, au travers d’exemples concrets, la complexité et la permanence des interactions entre les lignes géographiques, géopolitiques, géostratégiques et les flux logistiques pour le soutien de nos opérations militaires.

De façon schématique, les flux logistiques militaires se répartissent en flux physiques (personnel, ressources et équipements), en flux financiers et en flux d’informations. Ces flux sont à la fois entrants, mais aussi sortants du fait des relèves du personnel tous les 4 ou 6 mois suivant les opérations ou en cas de retrait définitif lorsque l’opération s’achève.

Les flux physiques empruntent des lignes de communication qui constituent autant de cordons ombilicaux entre la France et les zones d’engagement de nos forces. Toutes les voies sont empruntées : terrestre, aérienne et maritime, avec le plus souvent une combinaison des modes. Mais toutes ces voies sont entrecoupées de lignes, visibles ou invisibles, qui constituent autant d’obstacles ou de difficultés techniques, administratives, politiques à surmonter. 

Les voies terrestres traversent des lignes bien visibles : les frontières entre Etats. Les voies aérienne et maritime traversent des lignes bien réelles mais non visibles, à la fois horizontales et verticales. Toutes ces lignes sont l’expression de la souveraineté des Etats, principe cardinal dans les relations internationales.

 

En période de conflit ou de crise, les lignes de communication constituent une cible privilégiée pour l’adversaire. Elles deviennent rapidement un enjeu stratégique et nécessitent des moyens importants pour les sécuriser. Citons par exemple la bataille de l’Atlantique pendant la seconde guerre mondiale, les attaques des talibans contre les convois de camions citernes ou de transport de véhicules au profit de l’OTAN au Pakistan entre 2009 et 2011, et actuellement les attaques ukrainiennes et russes sur les infrastructures routières, aériennes, navales et ferroviaires de l’adversaire, ou celles des Houtis sur les navires empruntant le détroit de Bab al-Mandeb.

Les champs immatériels ne sont pas épargnés. Ainsi, les menaces cyber sont devenues permanentes et peuvent affecter gravement les infrastructures – notamment logistiques – les services et le bon fonctionnement des institutions. Le cyber-espace fait désormais le lien entre les dimensions terrestre, navale et aérienne comme une dimension de guerre importante.  Nous en avons la démonstration toutes les semaines avec le conflit russo-ukrainien vis-à-vis des pays qui soutiennent l’Ukraine ou entre l’Iran et Israël. Le développement de l’intelligence artificielle augmente de plus en plus la sophistication des cyberattaques.

 

L’emprunt de ces voies de communication est soumis à des traités et à des réglementations auxquels sont soumis nos flux logistiques militaires. Parmi ceux-ci, la convention de Chicago du 7 décembre 1944, relative à l’aviation civile internationale, pose le principe de souveraineté complète et exclusive de chaque Etat sur l’espace aérien au-dessus de son territoire. La limite verticale de l’espace aérien n’a pas été définie par une convention internationale. En pratique, les États se réfèrent à la ligne dite de Kármán qui représente une altitude d’environ 100 km, située bien au-delà de l’espace contrôlé par les prestataires de la navigation aérienne (20 km d’altitude).

 

La Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, dite de Montego Bay, définit ou précise notamment les différents espaces maritimes, différenciant ceux sous juridiction des États et ceux situés au-delà des juridictions nationales. L’espace maritime, c’est 70% de la surface du globe, 90% des échanges commerciaux et 98% des flux numériques par plus de 450 câbles sous-marins, autant de lignes vitales qui sillonnent le fond des océans.

 

Afin de permettre la circulation des marchandises dangereuses entre les pays, la réglementation sur le transport des matières dangereuses (TMD) est principalement internationale. Elle est fondée sur différents règlements internationaux, notamment :

  • le règlement RID pour le transport ferroviaire ;
  • l’accord ADR pour le transport routier ;
  • l’accord européen ADN pour le transport fluvial ;
  • les codes et recueils maritimes pour le TMD en colis et en vrac  pour le transport maritime ;
  • les instructions techniques pour la sécurité du transport aérien des marchandises dangereuses de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) pour le transport aérien.

L’envoi de matériel dans des lieux étrangers suppose que l’armée puisse franchir les frontières sans encombre. Lors de transits de troupes et d’armement, les gouvernements des pays concernés demandent une déclaration du ministère des Armées entre trois et six semaines à l’avance, selon les pays. Quand le matériel est expédié en conteneurs, l’armée procède comme une société privée avec une déclaration (formulaire FR 302 qui équivaut au document administratif unique – DAU - lors du franchissement des frontières). 

Les grandes routes commerciales maritimes sont soumises à la géographie des détroits et canaux interocéaniques (Suez et Panama). Elles traversent également des zones de piraterie. La sécurisation de ces routes est donc un enjeu vital pour nombre de pays. La France y contribue par exemple en luttant contre la piraterie, notamment dans le Golfe de Guinée et dans l’océan Indien, ou en participant à la sûreté maritime face aux attaques des Houtis dans le sud de la mer Rouge, dans le golfe d'Aden et le détroit de Bab-el-Mandeb. 

Par ailleurs, les espaces maritimes sont contestés par certains Etats. Ainsi, en quatre ans, le récif corallien de Fiery Cross (îles Spratleys) a été entièrement aménagé par la Chine afin d’accueillir une piste d’atterrissage pour gros porteurs, plusieurs infrastructures portuaires et militaires. Il en est de même pour les récifs de Mischief Reef et Subi Reef. La Chine considère en effet que la quasi-totalité de cette zone, réputée riche en hydrocarbures, relève de sa souveraineté, au détriment des pays riverains : les Philippines, le Vietnam, la Malaisie et Brunei. Le 16 juillet 2016, la Cour permanente d'arbitrage (CPA) de La Haye a désavoué Pékin dans ce contentieux l'opposant aux Philippines en mer de Chine. La Chine a déclaré qu'elle ne reconnaissait pas l'autorité de cette cour.

 

Les frontières terrestres sont aussi des lignes mouvantes. Ainsi, la configuration politique du continent européen a été marquée par une stabilité durant la Guerre froide de 1947 à 1990 : il n'y a pas eu de changement de frontière ni de création d’État durant cette période. En revanche, elle a été remodelée à plusieurs reprises au cours des trois dernières décennies du fait de la réunification allemande, de la dislocation de l'URSS, de la Yougoslavie et de la scission de la Tchécoslovaquie.

Cette situation rend donc plus complexe les traversées de matériel militaire en Europe. Ces questions de "mobilité militaire" sont inscrites à l’agenda des Européens depuis 2017, date d’un premier plan d’action. Le 30 janvier 2024, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Pologne ont signé un accord destiné à permettre de déplacer plus rapidement et plus efficacement des hommes et du matériel depuis les ports en eau profonde de la mer du Nord jusqu’aux frontières orientales de l’Europe. L’Otan a également créé le « Commandement interarmées du soutien et de la facilitation » (JSEC), chargé de la logistique et de la mobilité des troupes en Europe.

 

La géographie et la géopolitique imposent donc leurs contraintes et les planifications militaires n’y échappent pas. 

Les exemples du retrait du contingent français d’Afghanistan et de la bande sahélienne en sont une parfaite illustration.

Le retrait d’Afghanistan, opéré progressivement entre 2012 et 2014 par la France, concernait 4150 hommes, 1150 véhicules, 11 hélicoptères, des drones, 6 avions de combat, 2600 conteneurs et 380 tonnes de munitions.

Le dispositif français était réparti entre KANDAHAR (détachement armée de l’Air) et principalement la région de Kaboul incluant le district de Surobi et la province de Kapisa. Un détachement de l’armée de l’Air stationnait à DOUCHAMBE au Tadjikistan.

 

L’Afghanistan est un pays enclavé avec des infrastructures limitées (voie routière) ou quasi inexistantes (voie ferrée). 80% du pays a une altitude supérieure à 1000 mètres ce qui diminue les capacités d’emport des aéronefs jusqu’à 50% en plein été. La voie sud par le Pakistan (la moins chère) a été définitivement bloquée à partir de décembre 2011 pour des considérations sécuritaires et diplomatiques. Les Néerlandais avaient pu utiliser cette voie en 2010 pour leur départ de la province d’Uruzgan.

La lenteur des négociations et les exigences affichées pour l’ouverture des voies ouzbèkes et kazakhes au Nord n’ont pas permis d’utiliser pleinement ces voies. Les autorités kazakhes attendaient de la France qu’elle finance une partie de l’amélioration des infrastructures de l’aéroport de CHYMKENT. Le choix s’est donc rapidement imposé.

La très grande majorité du fret quittant l’Afghanistan l’a fait depuis l’aéroport de KABOUL. Seules les 380 tonnes de munitions – qui n’avaient pas le droit de transiter par cet aéroport– ont été expédiées depuis la base aérienne américaine de BAGRAM.

Pour les raisons précédemment évoquées, la sortie s’est donc faite en vols directs vers la France pour tout le personnel et 15 % du fret, et en multimodal (voie aérienne, voie maritime) pour 85 % du fret. La rupture de charge avion/bateau s’est faite aux Emirats Arabes Unis.

 

Le second exemple concerne le retrait de la bande sahélienne entre 2022 et 2023. Ce retrait s’est fait en trois temps suite à des coups d’Etat successifs au Mali, puis au Burkina Faso et enfin au Niger, ces trois régimes ayant demandé à la France de quitter leur territoire.

Le retrait du Mali s’est effectué en trois phases successives de février à août 2022 :

- Fermeture des trois bases de TESSALIT, KIDAL et TOMBOUCTOU, soit 600 hommes, 140 véhicules et 430 conteneurs. Du 13 au 15 novembre 2021, deux avions A400 M Atlas ont effectué douze rotations à raison de quatre par jour entre TESSALIT et GAO. Ces mouvements aériens ont permis d’acheminer 190 tonnes de fret, dont 18 véhicules.

- Fermeture des deux bases de GOSSI et MENAKA, soit un millier d’hommes, 210 véhicules et 1130 conteneurs. Pour ces deux premières phases, tout a été ramené par voie terrestre, en une vingtaine de convois, vers GAO.

- Fermeture de la base de GAO, la plus importante base française en Afrique de l’Ouest.

1800 véhicules et 4800 conteneurs sont d’abord acheminés par voie terrestre vers NIAMEY au Niger à 400 kms. Pour les acheminements stratégiques, 300 vols d’avions de transport stratégique (C17, IL 76, AN124 et A400M) ont acheminé personnel, fret et matériel sensible vers Istres en contournant l’Algérie dont l’espace aérien a été fermé aux avions français le 3 octobre 2021. 80 % du fret et des véhicules sont acheminés de NIAMEY vers les ports d’ABIDJAN en Côte d’Ivoire et de COTONOU au Bénin. Cinq rotations de navire affrété sont ensuite nécessaires pour tout rapatrier sur le port militaire de Toulon.

 

Le retrait du Burkina Faso s’est fait en trois semaines en février 2023. Les 400 hommes des forces spéciales de la Task Force SABRE quittent la base de KAMBOINSIN (OUAGADOUGOU).

Personnel, fret et véhicules sont acheminés vers NIAMEY au Niger distante de 500 kms, par voie routière et voie aérienne.

 

Enfin, le 24 septembre 2023, Emmanuel Macron annonce le retrait des militaires français du Niger pour fin décembre. Les deux bases de OUALLAM et TABAREY BAREY (zone des trois frontières) sont d’abord fermées. Les 400 soldats, véhicules, équipements et ressources sont rapatriés sur Niamey par voie terrestre. Puis c’est la base de NIAMEY où stationnent 1100 soldats français. Pour les acheminements stratégiques, 145 vols d’avions de transport stratégique (C17, IL 76, AN124 et A 400M) ont acheminé depuis N’DJAMENA personnel, fret et matériel sensible vers Istres en contournant encore l’Algérie.

La frontière avec le BENIN est fermée depuis le coup d’Etat au Niger et donc l’accès au port de COTONOU. Idem pour le BURKINA FASO et l’accès au port d’ABIDJAN en Côte d’Ivoire. Le Niger interdit son espace aérien sauf dérogations spéciales. Le personnel est acheminé par avion depuis NIAMEY vers la France. Une partie du fret est également acheminé de NIAMEY vers la France ou de NIAMEY vers N’DJAMENA puis la France. La majeure partie du fret est acheminée par voie terrestre de NIAMEY vers N’DJAMENA (1700 kms). Le flux logistique sera ensuite confié à des entreprises privées entre N’DJAMENA et DOUALA au CAMEROUN (1700 kilomètres). Deux rotations de navire affrété sont nécessaires pour tout rapatrier sur Toulon.

 

Pour conclure, on peut dire que la géographie politique considère l’espace comme cadre, la géopolitique considère l’espace comme enjeu et par déduction, la géostratégie envisage l’espace comme théâtre. 

La géoéconomie s'interroge sur les relations entre puissance et espace, mais un espace « virtuel » ou fluidifié au sens où ses limites bougent sans cesse, c'est-à-dire donc un espace affranchi des frontières territoriales et physiques caractéristiques de la géopolitique.

Le soutien logistique de nos opérations militaires doit composer avec ses différents cadres et espaces et avec les innombrables lignes, visibles ou invisibles, qui les caractérisent.