Ancien résident de l’Institut d’études avancées de Nantes et parrain de la chaire Arts, sociétés et mutations contemporaines, Souleymane Bachir Diagne publie Les universels du Louvre (Albin Michel, 2025). À partir du musée, le philosophe interroge l’idée d’universel comme processus vivant, façonné par l’histoire, les circulations culturelles et les tensions héritées du passé colonial. L’article qui suit est un retour de lecture de Sophie Halart, directrice de l’Institut, sur cet ouvrage.
Dans Les universels du Louvre (Albin Michel, 2025), l’ex-membre associé de l’Institut, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, propose bien davantage qu’une réflexion sur une institution muséale emblématique. Il engage une méditation philosophique sur l’universel lui-même : non comme un horizon donné, stable et surplombant, mais comme un processus relationnel, traversé par l’histoire, les violences, les déplacements et les traductions qui constituent nos mondes communs. Le Louvre devient ainsi le lieu — concret, conflictuel, chargé — à partir duquel penser ce que peut encore signifier « faire universel » aujourd’hui.
L’un des gestes conceptuels centraux du livre consiste à interroger ce que Bachir Diagne nomme, non sans ironie critique, la « louvrisation » : ce processus par lequel des œuvres venues d’autres mondes culturels entrent dans le musée universel, y acquièrent une visibilité et une reconnaissance inédites, mais souvent au prix d’un arrachement à leurs histoires propres. La louvrisation est pensée comme un fait historique ambivalent, qui appelle une lecture attentive à la fois aux violences coloniales ayant rendu possibles ces circulations, et aux forces créatrices que ces œuvres continuent de porter et d’activer.
C’est ici qu’intervient la notion décisive de partage, entendue dans toute son ambivalence. Partager les œuvres ne revient pas à les pacifier ni à les neutraliser dans un récit consensuel de l’humanité. Les œuvres ainsi mises en partage ne sont pas les témoins silencieux d’une universalité bienveillante : elles portent en elles la mémoire des rapports de domination qui les ont conduites là, tout en manifestant une puissance de création qui a profondément influencé — et continue d’influencer — les modernités artistiques. Elles ne sont pas simplement reçues dans l’universel : elles contribuent à le forger.
Cette idée conduit Bachir Diagne à formuler une thèse forte : les œuvres ne sont pas des survivantes, mais des forces de mutation, des « mutants », pour reprendre son terme, dotées d’une véritable agentialité. Elles agissent, déplacent et transforment les cadres interprétatifs dans lesquels elles sont inscrites. Le musée cesse alors d’être un lieu de clôture ou d’aboutissement ; il devient un processus, un espace de circulation, de confrontation et de traduction, toujours inachevé.
Dans cette perspective, les œuvres apparaissent comme des « rhizomes vivaces » : elles ne sont pas figées dans une origine unique ni dans un sens stable, mais déploient des ramifications multiples à travers les lieux, les époques et les regards. Bachir Diagne convoque ici l’ontologie de Léopold Sédar Senghor, pour qui être, exister, c’est être force de vie. Qu’ils soient humains, animaux, végétaux ou minéraux, les êtres se définissent par la force qu’ils manifestent, par une réalité mouvante que l’artiste rend sensible, libérant les choses de leur enfermement dans l’apparence.
C’est dans ce cadre qu’apparaît la question de la restitution, non comme une réponse automatique ou un impératif uniforme, mais comme une question incontournable pour penser les conditions contemporaines du partage et de la reconnaissance. Elle oblige à tenir ensemble le passé - et les violences coloniales qui ont structuré les collections - et les futurs possibles des œuvres, des musées et des relations entre sociétés. En ce sens, la restitution participe de cette conception de l’universel comme force dialogique, constituée par l’histoire mais ouverte sur des devenirs multiples.
Les universels dont parle Bachir Diagne ne sont donc ni abstraits ni désincarnés. Ils se fabriquent dans la relation, dans l’ouverture, dans le dialogue et parfois dans le conflit. Penser l’universel ainsi, c’est accepter qu’il ne soit jamais donné une fois pour toutes, mais toujours à refaire.