31 mai 2010
Nouvelle

"Les espaces de l’islam et la patrimonialisation"

Par Altan GOKALP †, anthropologue, Directeur de recherche CNRS.

Note du Directeur de la publication: "Nous publions ici un texte inédit d’Altan Gokalp. Il s’agit d’un document de travail qu’il avait fait parvenir à Alain Supiot quelques jours avant sa disparition, en guise de contribution aux réflexions conduites à l’Institut d’études avancées, notamment par Danouta Liberski et Suresh Sharma, autour de la notion de territoire. Ces réflexions se prolongeront cette année par un séminaire fermé organisé par Kazmer Kovacs les 5 et 6 juillet 2010 autour de la question "Le paysage: de quoi parlons-nous?". "

 

La distinction Nature/culture constitue ce que l’anthropologie appelle un universel : toutes les sociétés humaines conceptualisent et organisent cette distinction. Claude Lévi-Strauss situait dans la prohibition de l’inceste la loi par excellence qui permet de passer de l’état de nature au registre de la culture ; ne serait-ce que par l’existence de cette « loi », un fait culturel. Les distinctions comme l’inné/ l’acquis suivent cette logique.
L’espace/temps est une notion tout aussi importante mais beaucoup plus complexe : Einstein a consacré une bonne partie de sa vie à l’intelligence de ce secret primordial de notre univers.

Le territoire

Or l’espace fait partie de ces universaux primordiaux et complexes : nous partageons avec le règne animal le sens de l’espace ; nos cultures l’organisent en « territoire de souveraineté » : si le règne animal partage aussi avec nous le sens du territoire , nous y ajoutons le concept culturel de souveraineté : un ensemble de règles qui définissent la manière dont nous régnons sur cet espace : la voie est une, mais les itinéraires sont mille et un : l’espace du nomade n’est pas celui du sédentaire ; celui du pasteur n’est pas celui de l’agriculteur ; celui des chasseurs cueilleurs n’est pas celui des pêcheurs ... etc.
Enfin, une fois que nous avons défini le territoire, en espace de souveraineté , nous sommes bien obligés d’en organiser la sécurité et la défense.
Prenons une institution comme le « Harem » : Concept issu de l’univers tribal arabe désigne au sens propre du terme « un espace sacré à l’abri des attaques », d’un refuge inviolable. Le mot évoluera ensuite pour désigner plus largement chez les musulmans la partie de la maison réservée aux femmes. Ce terme, autrefois commun, devient avec l’islam classique un concept pour désigner le périmètre sacré des villes de Mecque et de Médine qu’on appelle les deux harîm (al- haramayn).
On disait naguère : « le ciel est à tout le monde » : non seulement qu’il y a belle lurette que ce n’est plus vrai ; mais il en est de même de l’espace interstellaire . Ne parlons pas des mers qui relèvent d’un autre registre encore : « Les territoires en archipel » qui expriment au mieux aujourd’hui la dynamique des diasporas issus de l’émigration.

Les mythes, les légendes et les textes anciens de toutes les cultures et civilisations « expliquent, enseignent et instituent le concept de territorialité qui a leur faveur :
On connaît la célèbre ruse de Didon lors de la fondation de Carthage :
Selon la légende, au IXe siècle avant Jésus-Christ, la princesse Elissa (surnommée Didon, "la vagabonde") devient reine de Tyr (Sûr dans l’actuel Liban). Mais suite à l’assassinat de son époux Sychée par son frère Pygmalion, celle-ci s’enfuit, jusqu’en Afrique du Nord, et atteint la citadelle de Byrsa (proche de l’actuel Tunis). Elle demande asile aux autochtones, qui lui accordent une terre. Plus exactement, ils lui accordent la terre que pourrait couvrir une peau de bœuf. Rusée, elle accepte le marché, et découpe la peau en une fine lanière, et parvient à découper une corde longue de 4 km (21 stades).
C’est sur le bord de la mer qu’elle dépose sa corde, en formant un arc de cercle. Le territoire ainsi délimité fut accordé à Didon, et fut appelé "la ville neuve", à savoir, "Carthages" !
La légende de Mélusine « ancêtre éponyme » des Lusignans reprend ce mythe au service d’un « territoire patrimonial ».

Nomades et migrants


Or, une des erreurs grossières mais les plus fréquentes que le sens commun et les politiques commettent aujourd’hui pour penser le fait migratoire -- qui, ne l’oublions pas, concerne quelque deux cent millions de personnes dans le monde aujourd’hui --, consiste à considérer les migrants, la migration et la migrance comme un avatar du nomadisme : migrant=nomade en somme. Posons une question brûlante que nos bonnes consciences si promptes à s’enflammer pour des causes distantes feignent d’ignorer : Des dizaines d’africains, boat people, les « harragas » meurent tous les jours sur l’estran des rives méditerranéennes de « L’espace Schengen -cela ne s’invente pas !-sont-ils des « nomades » ?
Une des meilleures distinctions entre les nomades et les migrants a été présenté par Gilles Deleuze dans « Mille Plateaux » :

Le nomade a un territoire , il suit les trajets coutumiers , il va d’un point à l’autre , il n’ignore pas les points (point d’eau , habitation assemblée etc.. Mais la question , c’et ce qui est principe ou seulement conséquence dans la vie nomade (..) un trajet est toujours entre deux points , mais l’entre-deux a pris toute la consistance , e t y jouit d’une autonomie comme d’une direction propre . La vie du nomade est intermezzo. Même les éléments de son habitat sont conçus en fonction du trajet qui ne cesse de les mobiliser .
Le nomade n’est pas du tout le migrant; car le migrant va principalement d’un point à un autre , même si cet autre est incertain, imprévu ou mal localisé .
Mais le nomade ne va pas d’un point à un autre que par conséquence et nécessité de fait : en principe les points sont pour lui des relais dans un trajet.
( Les turcs distinguent entre yol et sürek).
Les nomades et les migrants peuvent se mélanger de beaucoup de façons, ou former un ensemble commun; ils n’en ont pas moins les causes et les conditions très différentes .
En second lieu, le trajet nomade a beau suivre les pistes ou les chemins coutumiers , il n’a pas la fonction du sédentaire qui est de distribuer aux hommes un espace fermé en assignant à chacun sa part , et en réglant la communication des parts .
Le trajet du nomade fait le contraire : il distribue les hommes ou les bêtes dans un espace ouvert , indéfini, non communicant.

Le migrant n’est donc pas un nomade ; son projet n’est pas le mouvement mais tout le contraire : s’installer là où on est arrivé. Parvenir à acheter une maison scelle la « réussite » de l’aventure ; sa patrimonialisation.
Surtout, pour les méditerranéens cette « maison » est la confirmation symbolique et matérielle de la « patrimonialisation de l’espace ». Il s’agit d’une valeur majeure que l’on ignore parfois : domus (Latin) , spiti (grec) , beit/bayt (hebreu/arabe), désignent cette valeur sacrée : que les Turcs de Chypre -Nord s’approprient les maisons des Grecs/chypriotes (spiti) , ou que les Israéliens fassent sauter la maison « bayt » de la famille d’un kamikaze palestinien, il s’agit d’atteintes, intentionnels ou non, au cœur de l’identité des gens, vécues par les intéressés comme un déni de celle-ci. Quand un Turc maudit son prochain en lui disant « Je planterai un figuier (l’arbre associé à la mort et qui pousse sur des ruines) dans le foyer de ta maison (détruite) » il exprime bien , par la négative , la valeur primordiale du « foyer »/maison.


Les espaces de l’islam

Ces considérations sur les notions d’espace de territoire et de patrimonialisation se conjuguent dans le cas de la présence d’une très forte minorité d’origine ou de pratique musulmane en Europe ; notamment en France. Il n’est point besoin d’être grand clerc pour observer que cette présence est vécue sur le mode de l’hostilité diffuse ou avérée comme une altérité maximale. Au mieux, on peut se référer à la conception de l’épiscopat français : « L’Islam, cette religion mitoyenne. ». On connaît la formule qui ferait écho : « On choisit ses amis ; on ne choisit pas ses voisins ».
« Comment être musulman en France ? » La question est essentielle et bien posée. En revanche si la question est bien posée les réponses relèvent d’une cacophonie remarquable. En effet, l’Islam, -à l’exception du chi’isme iranien--n’a pas de clergé et toute tentative de représentativité démocratique se réfère à des structures qui ne représentent que leur poids dans un marché symbolique d’influence et de pouvoir.
La vision, par les musulmans eux-mêmes, du rapport aux autres religions du Livre (Chrétiens et Juifs) est simple (simpliste) ; bien ancré dans le processus historique : Il s’agit de ce qu’on peut appeler une théorie des « demeures/territoires de l’islam ».
En effet traditionnellement, dans l’univers islamique on se réfère à la notion de « Dâr=demeure/le lieu » pour envisager le rapport aux « gens du Livre = Ahl-al kitâb » ; les « vétérotestamentaires » ; gens de l’Ancien testament. :
Ainsi , il est des lieux, pays, territoires et c. où le règne de l’Islam est établi. Par exemple l’Empire Ottoman dont le règne intercontinental a duré plus de six siècles sur l’un des Empires les plus vastes de l’Histoire. L’empire était un dâr -ul islam : là où la loi de l’islam règne. Le statut des gens du Livre était régi par la formule des dhimmî (« les protégés » ) ; c’est-à-dire des communautés de statut gérant leurs intérêts dans le cadre de leur propre loi religieuse , reconnue, mais payant tribut à l’Etat : le prix de la « protection » en quelque sorte.
Ces mêmes « Gens du Livre » vivant dans des territoires et pays où l’Islam ne règne pas relèvent d’un autre espace : dâr-ul harb qui appelle le Jihâd . Ces deux concepts utilisés de manière souvent fautive méritent une précision :
Le sens général et commun du mot harb est employé au sens général de « Guerre » ; ce qui fait de « Dâr-ul harb « « L’espace, les territoires et les pays (où l’on doit porter) de la guerre ». C’est abusif : il s’agit de l’espace de « L’univers hostile » où la loi de l’Islam ne règne pas. La guerre n’est pas consubstantiel à l’hostilité.
Le concept de Jihâd est plus galvaudé encore au fil de la montée de l’islamisme mondial. Il est traduit automatiquement par « la Guerre Sainte » : Les ottomans y sont pour quelque chose : leurs campagnes militaires étaient automatiquement des jihâd ; on en revenait en ghazî =héros de l’islam ; ou on restait sur le champ d’honneur en Chahîd =martyr.
En fait le concept de Jihâd désigne « un effort catégorique » pour prendre la formulation de Jacques Berque, dont la guerre est un des aspects. « Demain j’arrête de fumer » est bien une expression performative qu’exprime le mot jihâd .

 

Etre musulman en pays de Gens du Livre

Si donc, l’on se réfère aux catégories spécifiques de l’islam, les immigrés musulmans de l’Europe se trouvent en situation de minorité,ans le dâr-ul harb .
Faut -il considérer dans ce contexte, qu’à l’instar des minorités ahl-al kitâb de l’Empire ottoman, que les minorités musulmanes en pays chrétien ou juif sont comme des dhimmî ? C’est-à-dire détenteurs de droits communautaires spécifiques et protégés par l’Etat. Le principe de réciprocité, la logique même du système des dâr- .irait dans ce sens.
Or il n’en est rien. : une des figures les plus en vue et médiatiques de la problématique : « Comment être musulman en Europe » , Tariq Ramadan s’en sort par une pirouette dont il est coutumier. Résumons : Nous les musulman s d’Europe , nous sommes bien dans l’espace du Dâr -ul Harb en butte à toutes sortes d’hostilités pour nous empêcher de vivre « en bons musulmans » (Quel contenu ? La reconnaissance communautaire ? Des droits et privilèges ? Le voile ? La Burqa, ?Les minarets ? Faut-il rappeler le principe énoncé naguère par le Comte de Clermont tonnerre qui prit position pour l’accession à la citoyenneté des Juifs en déclarant (Décembre 1789): « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». Pour Ramadan -et ses épigones et/ou consorts - la cause est entendue : les musulmans d’Europe ne sont pas une minorité, ni des dhimmîs protéges : on réclame rien de moins qu’un droit communautaire ; on revient au temps du Comte de Clermont Tonnerre !
Toutefois, « il faut savoir de quel côté sa tartine est beurrée » , comme on dit ; et même plus : le beurre et l’argent du beurre.
Le paradoxe des espaces non compatibles entre le Dâr ul Islam et et le Dâr ul harb où l’islam ne règne plus les théoriciens de l’islam en terre non musulmane - et d’abord T Ramadan-ont forgé un concept qui s’articule avec les deux registres de la théorie des dâr=demeures..Et si on inventait la concept de dâr-ul ahd ? « L’ espace du pacte » ! Se non è vero è ben trovato ! Nous revoilà dans la logique communautariste : « Nous avons des droits, revendiquons et négocions les ! ». Nous voilà dan le contexte et la logique forcément positive du « dialogue ».

Le problème , c’est qu’il faut être deux pour danser le Tango et l’idée de « dialogue » si galvaudée perd tout son sens lorsque là l’idée d’échange, il faut apporter son principe fondateur : la réciprocité : on ne peut pas, d’une main, poursuivre et mettre des gens en prison dans tel pays musulman ; persécuter l’apostasie, et réclamer de l’autre main des droits et des privilèges communautaires.
La « patrimonialisation » de la culture musulmane en terre de « Gens du Livre » est à ce prix. Il s’agit de l’établissement et de la mise en perspective de la « relation dialogique » c’est-à-dire « Comment être l’Autre de l’Autre ». Malheureusement cette perspective-là semble aussi difficile d’accès pour les uns que pour les autres. Voilà un effort catégorique , un jihâd qui mériterait bien son nom.