08 novembre 2009
Nouvelle

"Le Monde Arabe aujourd’hui : Nouvelle polarité, nouvel ordre symbolique"

Par Ali El Kenz, Professeur de sociologie à l’Université de Nantes, Conseilller scientifique, IEA de Nantes.

Depuis les années quatre-vingt, la place de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe dans l’évolution générale des sociétés arabes a fortement augmenté jusqu’à devenir un axe central des dynamiques en cours. Mais cette polarité va au-delà de la dimension politique et son influence est sensible dans les domaines de la culture avec la diffusion rapide et massive de la religiosité qui a fini par envelopper toutes les dimensions sociales.
Certes, la part de la référence religieuse dans l’action politique et la vie quotidienne des gens a de tout temps occupé une place importante dans le monde arabe, mais le rapport de l’une à l’autre est allé en augmentant avec l’affaiblissement des expériences de la première phase, celle des politiques de développement socialisantes », jusqu’à devenir hégémonique dans la seconde. L’équilibre entre l’une et l’autre s’est alors rompu et, en l’absence de visions politiques et culturelles alternatives, c’est l’ensemble du système symbolique qui nous permet d’interpréter le monde, l’économie, comme la société, le passé comme l’avenir, qui se trouve bouleversé. La perte, le brouillage des repères et des espérances a conduit inéluctablement au dernier recours, la religion. Elle seule, par sa globalité pouvait alors accueillir toutes les incertitudes et les échecs individuels et collectifs, les ressentiments et le désarroi des multitudes non protégées par les solidarités anciennes ou l’assistance des Etats modernes. C’est que, face au « désordre » généralisé que produit dans sa dynamique totalisante le néolibéralisme, « el marja’a » (le référent religieux), parce qu’il est lui aussi totalisant, apparaît comme la dernière instance pouvant lui faire face, répondre à toutes les interrogations, donner sens à l’existence et ses multiples dimensions, sociales, familiales, comportementales. Face aux Etats défaillants et à la crise des sociétés, Il finira par recouvrir les espaces des deux ; mais dans la fameuse formule « Din wa dounia », (ciel et terre), ce n’est pas le dogme de la révélation (ed Din) qui pose problème et donc nécessite une herméneutique, un « ijtihad », mais le monde dans sa réalité prosaïque(ed Dounia) et sa complexité moderne qu’il faut réinterpréter pour normer notre rapport à lui et donner un sens à toutes les modalités de l’existence bousculée par le désordre nouveau.
Mais le marja’a religieux est ici plus une « physique sociale » qu’une métaphysique. C’est l’obédience « hanbalite », dans sa version moderne wahhabite, l’une des quatre grandes écoles de Fiqh de l’Islam sunnite qui sera son credo. Porté aujourd’hui par la nouvelle polarité du monde arabe (il est le credo officiel et unique de la monarchie saoudienne), il en est venu à se substituer de fait aux autres courants existant dans les autres pays (hanafisme, malékisme, chafiisme et ibadisme). Ce n’est pas tout : dans ses formes radicales, « tekfiria » et « jihadia » qui ont commencé au Pakistan avec El Mawdoudi, en Egypte avec Seyed Kotb, et dans ses formes extrêmes avec les « Talibans », il en vient à déclasser les anciennes mais aussi et surtout à « déconstruire » les liens sociaux et nationaux patiemment tissés par des siècles de « vivre ensemble », ceux-là mêmes que les Califats du passé avaient malgré tout, respectés. L’action « totalitaire » du wahhabisme agissant en sens inverse, diabolise ces allégeances multiples et fait de la différence un « kofr » à combattre même par le jihad. Les conflits civils, c’est-à-dire opposant les gens entre eux, dans un immeuble, dans la rue, à l’entrée d’une mosquée se multiplient, à l’occasion d’un geste, d’une parole, d’une manière d’être ou de se vêtir ; mais c’est en Algérie qu’ils atteindront leur amplitude ultime, celle-là politique, dans la guerre civile, « el fitna » ( la discorde). « Dar El Harb » a fini par se mélanger à « Dar el Islam » et à brouiller les frontières entre l’une et l’autre. Le radicalisme néowahhabite a conduit au jihadisme. Communautés et nations sont ainsi prises dans des conflits sans fin qui couvrent tous les registres de la vie sociale : des comportements alimentaires et vestimentaires jusqu’à l’intimité des gens, des affiliations politiques et civiles jusqu’aux rituels locaux de la mort et de la joie, des systèmes éducatifs jusqu’aux arts et autres loisirs, tout devient à discussion, à réinterprétation, à controverses débouchant sur les violences civiles.

Quelques exemples. Des tombes dans les cimetières musulmans sont profanées parce que non conformes au rituel wahhabite : celles des chouhada (les martyrs de la guerre de Libération) parce qu’ils ne sont pas « reconnus » comme tels, ou des gens ordinaires parce qu’elles sont « surélevées » ; des traditions nationales séculaires qu’elles portent sur les manières de se vêtir ou de manger, de se marier ou de mourir, de travailler ou d’étudier ensemble (problèmes de mixité), de se soigner chez le médecin, ou de dire tout simplement « bonjour » sont remises en cause, parfois même apostasiées et sanctionnées plus ou moins violemment. Ce phénomène « d’acculturation » n’est pas propre à l’Algérie ; il a couvert par vagues successives, du Machreq au Maghreb, tous les pays de la région et tend à unifier, à « standardiser » les modes de vie qui donnaient à chacun d’eux sa singularité historique et culturelle. C’est ainsi que le qamis chasse la galabiya égyptienne, la gandoura algérienne, la jalaba marocaine et le hijab la ’abaya, la mélaya ou le kaftan. Dans cette bataille symbolique, notons pourtant que l’Afrique subsaharienne aura mieux résisté avec le boubou masculin et féminin et ses formes et couleurs propres ! A méditer. Cette uniformisation, le cas du qamis n’en est qu’un exemple,« dénationalise » en quelque sorte les pays et les vide de leur épaisseur culturelle intérieure que des siècles de vivre ensemble avait patiemment confectionnée ; comme un tapis dont on défait la trame. La dynamique est mondiale ou ambitionne de le devenir et s’emboîte à la dynamique globalisante du capital. Elle est la fois ample par son expansion universelle mais elle approfondit aussi son enracinement local et national qu’elle tente de remodeler dans les moindres interstices de la vie des gens. Depuis quelques décennies donc, un gigantesque chantier de reconstruction des systèmes symboliques d’interprétation du monde que l’histoire avait fini par accumuler dans des traditions singulières et qui avaient donné à chaque région, pays, contrée, son style propre, est à l’œuvre.

Dans les milliers de mosquées recouvrant l’ensemble de la région arabe et au delà, les prêches du credo néowahhabite travaillent sans fin à réformer non seulement les rituels religieux anciens, locaux ou nationaux, mais aussi les normes comportementales, l’éthique, l’esthétique et l’ensemble des pratiques économiques, sociales ou politiques qui organisaient la vie des sociétés et des individus. Elle est systémique mais dans la totalité « Din wa Dounia » que forme l’Islam son action reste principalement orientée sur la dimension Dounia, terrestre donc de l’existence ; la dimension spirituelle ou métaphysique de la religion y occupe une faible place, qu’on remarque a contrario par l’intérêt important accordé à celle des rites, qui fixent dans un univers incertain, les codes de la bonne conduite dans ses moindres détails. Par son action « ritualisante », elle certifie en quelque sorte la bonne conduite et dispense la conscience de l’effort réflexif. Le credo wahhabite est peu porté sur les questions spirituelles qui ont constitué la matière centrale du tassawouf (la mystique soufie), ou Et-touroukia ( les confréries) et considère ces préoccupations comme un luxe inutile pour des élites (el Khassa) désoeuvrées ; il ne s’agit pas d’interpréter indéfiniment le sens du texte religieux, le Coran et les hadiths, mais s’aidant de lui , l’appliquer pour analyser et agir sur les affaires de ce monde ; il est principalement orienté dans son action sur les affaires terrestres de la cité et c’est vers elles que doit se diriger l’effort d’interprétation non vers le Livre dont le sens a été définitivement fixé dans le texte saint. Et il doit en grande partie son succès à sa capacité infinie à répondre aux demandes multiples des simples gens désorientés par les bouleversements de leur vie quotidienne ; il est sécurisant parce que pratique, il construit « une posture ».

De ce point de vue, on peut comparer cette posture « être-dans-le-monde », ainsi définie, à celle des « protestants » que décrit Max Weber ; ils rejetaient « l’ascèse extra mondaine » des catholiques parce qu’elle éloignait les croyants des réalités du monde. La réforme protestante en ramenant les fidèles « sur terre » et en les libérant du Vatican, a lié le salut de l’individu dans l’au-delà à sa réussite sur terre : « les gagnants » sur terre seront « les élus » de Dieu dans l’au-delà. Ce faisant, elle a été pour beaucoup d’historiens, décisive dans la formation du capitalisme. A son image, le credo wahhabite, orienté sur les actions mondaines agit comme une « ingénierie sociale », un système normatif devant cadrer et encadrer l’infinité des pratiques individuelles et collectives des individus en société. Mais alors que dans le premier, le protestant et son succédané néolibéral, on vise à l ’application exclusive de la rationalité à tous les domaines, à construire un sujet (individu, entreprise ou Etat) libre et responsable, calculateur et entrepreneur qui doit pouvoir ramener, par exemple en économie, toute valeur d’usage à sa valeur d’échange et l’évaluer à sa profitabilité, ici c’est à l’aune du référent religieux que seront mesurées les actions collectives et individuelles. Il est fondamentaliste au double sens du terme : comme retour radical, c’est-à-dire littéral aux textes fondamentaux de la sunna, et comme action sur les fondements et les formes de l’existence des gens auxquels il fournit des repères, des directions, les normes et valeurs dont ils ont besoin pour se situer dans un monde en désordre. C’est à cette modalité de diffusion, « matérialiste » en quelque sorte puisqu’elle agit sur les problèmes terrestres, qu’elle doit son efficience et ses succès ; et c’est à sa diffusion « par le bas » qu’elle doit sa rapide adoption par les « larges masses » (el ’Amma) que les institutions de l’Etat nation post colonial ont échoué à intégrer dans l’ordre nouveau. Elle est « biopolitique » au sens où elle remodèle le comportement des individus en société, leurs corps physique et esthétique, d’où aussi son insistance obsessionnelle sur le les questions du « genre », du manger et du boire , de l’habillement et autres formes du « paraître » de la personne, qu’elle ritualise et finit par sacraliser en fixant pour chaque geste le binôme normatif du permis et de l’interdit. Mais la posture qu’il construit et propose aux croyants se doit d’être dynamique, « offensive » même ; elle doit leur insuffler les ressources psychiques suffisantes pour la revalorisation de soi et de la communauté face aux tragédies de l’histoire ; c’est une posture de « défi ». Sa mondanité se mesure aussi à sa « modernité », ou plutôt son ouverture au modernisme et à sa souplesse infinie à accepter et à « digérer » ses réalisations. Contrairement aux stéréotypes du religieux traditionnel qui se méfiait comme du diable de tout élément ou institution venant de l’étranger, l’électricité comme l’école, l’imagerie comme le téléphone, aujourd’hui il n’y a plus aucun misonéisme dans la posture et l’on peut même parler d’une forte attirance aux objets techniques utilisés maintenant sans états d’âme particuliers. Le wahhabisme en s’actualisant est devenu « néo wahhabisme » et dans ce domaine, les princes d’aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir avec les fondateurs d’hier. Mais son « consumérisme » technique exacerbé côtoie alors et sans complexe un fort conservatisme à l’endroit des « valeurs » et des comportements. La posture offensive de défi aux réalités de la technoscience et de l’économie du monde moderne qu’il faut absorber sans compter, s’accompagne à l’inverse d’une « soumission » totale aux textes saints qui sont clairs par eux-mêmes et n’ont pas besoin d’être réinterprétés. L’ibda’ (innovation) est non seulement permise mais nécessaire car elle agit sur le réel séculier mais pas « l’ijtihad » qui déformerait le message divin. Il suffit d’observer pour cela l’extraordinaire avancée technologique des économies du Golfe, dans les finances comme dans l’informatique et l’urbanisme couplée à la très forte rigidité des lois et règlements portant sur le contrôle des mœurs. C’est dans cette dualité que certains analystes ont appelé « schizoïde » que le credo néowahhabite a trouvé son équilibre et sa capacité à s’adapter, à s’emboîter au credo néolibéral de la nouvelle économie mondiale. Mais ses philosophes ont trouvé mieux pour caractériser cette situation en puisant dans les théories postmodernes de l’ethnométhodologie et du constructivisme de quoi fonder en raison la posture néo-wahhabite aujourd’hui.

On peut rester étonné par l’écoute studieuse que cette « rééducation » pour adultes suscite auprès de ces derniers, surtout les plus jeunes et donc aussi et paradoxalement, les plus instruits ; mais c’est par son pragmatisme que cette ingénierie sociale s’incorpore dans l’habitus des gens et qu’elle répond à leurs inquiétudes et à la méfiance généralisée que suscitent chez eux les discours, les dirigeants politiques ainsi que les codes, lois et règles des institutions de l’Etat discrédités par le mensonge et la partialité. Les croyants qui écoutent avec attention les nouveaux prêches religieux sont souvent, en réalité, des « incroyants » en politique dépités par les discours des responsables du même nom ; la « créance » des premiers est en proportion inverse de la « mécréance » des seconds et leur « anarchisme » à l’endroit de l’Etat, qui convient parfaitement à l’idéologie néolibérale, est alors remplacé par un fidéisme intense à l’endroit du marja’a qui signe la victoire du credo religieux ; et c’est en conséquence de ses succès, à ce niveau « infrastructurel » de la conscience qu’il peut alors, remontant vers le haut, revendiquer la légitimité du pouvoir politique . L’Islam politique n’est pas, il le devient. C’est parce qu’il est « descendu » sur terre, encadrant la praxis de « ceux d’en bas » qu’il peut ensuite diriger « ceux d’en haut ». Dans l’analyse du contraste entre les deux phases du cycle arabe se trouve, peut-être, la clef de compréhension de notre parcours historique où se mêlent les différentes strates de la société.

La fin de l’équilibre des deux blocs et l’inflammation néo libérale du capitalisme mondialisé qui l’a suivie, s’est ici, dans le monde arabe et musulman, « encastrée » en quelque sorte dans une nouvelle culture , un nouvel ordre symbolique. L’affaissement et parfois l’effondrement de la forme Etat et de l’espace de la nation post coloniale a entraîné un « discrédit » profond et généralisé vis-à-vis de cette institution et de tout ce qui l’entoure, son droit et ses règlements, ses services publics comme l’école et ce qui s’y enseigne et tout le reste. On ne « croit plus » aux faits et dires de l’institution Etat, mais au-delà, au fait politique lui-même, y compris les partis d’opposition, quand ils ne sont pas ou ne se réclament pas de la religion. Le sermon du vendredi d’un imam quelconque a bien plus de force de persuasion que le discours d’un homme politique parce que le premier est considéré a priori comme « moukhlass » (propre, crédible) le second comme « mounafaq » (hypocrite, donc non crédible). Dans le chaos actuel des idées, dans l’effondrement des expériences postcoloniales qu’ont vécues nos pays, cette nouvelle idéologie peut puiser à satiété ses exemples et ses stéréotypes dans l’immense réserve de la civilisation musulmane. Légitimée par les lieux de sa « régénération », à l’endroit même où était apparu l’Islam, elle a certes été aidée activement dans sa diffusion par les institutions culturelles et politiques du monde de « Davos » qui annonçaient « la fin de l’histoire » et les « chocs des civilisations » ; celles-là se sont appuyées sur le Golfe et l’Arabie Saoudite qui devint le nouveau pôle de la région arabe. Un pôle stratégique qu’il doit donc à son alliance avec les USA, mais aussi aujourd’hui un pôle culturel et religieux qu’il doit à ses propres efforts pour inscrire durablement dans toute la région son hégémonie culturelle et religieuse. Celle-là a été grandement aidée par la révolution des moyens de transport, de communication et d’information, qui ont connecté par les voyages, la télévision et internet, les musulmans du monde entier aujourd’hui rassemblés dans la forme visible « d’une communauté mondiale ». L’image de la «Oumma » a débordé de « l’imaginaire » abstrait des récits rapportés par les pèlerins ou des livres accessibles aux seuls lettrés ; elle est maintenant source de « l’imagination » que des centaines de millions de croyants peuvent partager, au même moment, sur leurs écrans de télévision, les jours de l’Aïd el Adha, par exemple. Même symbolique, l’impression de force qu’elle suscite alors est une compensation psychique précieuse qui atténue les souffrances, les échecs, la perte de confiance en soi que n’en finit pas de produire la vie quotidienne dans les nations et Etats musulmans « réellement existants ».

La puissance persuasive du credo qu’il doit à la posture offensive et « virile » qu’il propose à chaque croyant d’aujourd’hui est ainsi amplifiée par celle « suggestive » des images des millions de ses semblables de par le monde ; le travail psychique sur l’individu est relayé par le sentiment qu’il appartient à une communauté mondiale qui ouvre sur de nouveaux espoirs. Les spécialistes de la communication devraient accorder plus d’attention à la part psychologique que l’imagerie moderne occupe dans la formation des individus et des idéologies collectives. Pourtant, malgré ses succès indéniables, de grandes fissures apparaissent déjà dans l’expansion du credo. Les vieux antagonismes entre « Sunna » et « Chi’a » s’éveillent à nouveau, ravivés par les enjeux géopolitiques entre l’Iran, la région du Golfe et le Moyen-Orient que les stratégies des grandes puissances et d’Israël ne manqueront pas d’utiliser. Mais voilà aussi que Hamas le sunnite, issu pourtant de la famille très proche des « Frères Musulmans » se rapproche de Hezbollah le chiite et que celui-ci s’allie à Michel Aoun le chrétien. Nouvelles alliances et mésalliances qui annoncent de nouvelles transformations et la réintroduction de la rationalité politique et de ses conflits, cette fois-ci, internationaux dans la dynamique religieuse. Bien plus, au sein même de la « famille sunnite », les premiers craquements se font jour.

Les fatwas se multiplient dans une anarchie incontrôlable ; mondialisées par internet et les chaînes de télévisions innombrables, elles bousculent les hiérarchies traditionnelles que parvenaient à contenir malgré tout les ordres locaux et nationaux, et suscitent des conflits nouveaux entre individus et groupes, qui débordent sur les règles du fiqh et ses arbitrages pour finir dans les violences collectives. Le credo néolibéral, par sa logique du marché « autorégulateur », a fini par absorber celle du credo wahhabite .Ce dernier a
« dérégulé » l’espace national du religieux jusqu’alors diversifié et hiérarchisé parce qu’encastré dans et contrôlé par les traditions des communautés et des pays ; il l’a libéré de ces contraintes locales ; à Alger comme au Caire ou à Ryad, à Constantine comme à Bougie ou Béchar pour rester en Algérie, on retrouve les mêmes standards comportementaux, vestimentaires, les mêmes rituels qui dévalorisent les traditions musulmanes locales. Mais puissamment soutenue par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, cette libération s’emboîte inéluctablement à la logique néolibérale et mondialisée du « marché autorégulateur » ; un marché mondial censé se substituer à toutes les autres formes de contrôle, celle des sociétés comme des Etats , à l’image donc du credo néowahhabite, mais aussi un marché « global » qui ambitionne d’incorporer toute forme de la « valeur » (les objets techniques comme les organes humains, le sexe comme le soleil, les religions comme les choix politiques, etc.) à la logique de « l’offre et de la demande ». Les valeurs, normes et directives des fatwas « désintégrées » par la dynamique du credo néowahhabite, sont alors à leur tour aspirées par la dynamique du marché et sa logique de l’offre et de la demande ; le marché mondialisé des fatwas en est son résultat.

A la Bourse mondiale des valeurs financières du premier qui permet à chaque individu de sélectionner les actions à investir, correspond celle des fatwas qui permet à chacun (individu ou groupe) de choisir la sienne . Le principe « unificateur » du credo se métamorphose alors en son contraire, à l’image de la nouvelle économie néolibérale et de son credo de dérégulation infini. Celui-ci prétendait soumettre toutes les logiques sociales, politiques et culturelles à la sienne propre, le profit ; celui-là à les soumettre à son référent religieux, exclusif des autres.
A la crise du système financier international à laquelle a conduit le premier s’ajoute ainsi, celle du système religieux à laquelle aura largement contribué le second. L’un et l’autre ont préjugé de leurs capacités à imposer une logique exclusive, ici économique, là religieuse, toutes les deux transnationales, extraterritoriales donc, aux sociétés et aux hommes ; aujourd’hui cette logique se retourne contre eux. Le désordre religieux des fatwas est en parfaite correspondance avec le désordre néolibéral de l’économie.
Quant aux villes et pays du monde arabe par lesquels j’avais ouvert cette chronique particulière, ils expriment par leurs transformations cette « double étreinte » du néolibéralisme et du néowahhabisme dans laquelle les a insérés l’histoire contemporaine et le « double désordre » de la matérialité de l’existence et de son ordre symbolique dans lesquels ils s’agitent.