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Hommage à Michel Cartry
29 septembre 2008
Nouvelle

Hommage à Michel Cartry

Un ami et conseiller de l’Institut d’Études Avancées de Nantes vient de disparaître : Michel Cartry (1931-2008). Cet africaniste français de premier plan, d’une vaste érudition et d’une indépendance politique qui le tenait éloigné des intrigues, laisse une œuvre importante. Il était un ethnologue discret, appliqué à se laisser enseigner ces expériences et ces savoirs africains si étrangers à l’abstractivisme occidental, et qui, pour être étudiés et compris, infligent à l’universitaire transplanté l’épreuve de la sincérité. Être sincère veut dire ici : ne pas mettre les pieds en Afrique pour y exporter un cadre conceptuel d’abord usiné pour les usages euro-américains, ni par conséquent pour y enseigner l’Afrique aux Africains. Après la seconde guerre mondiale, sous l’empire de la guerre froide, la recherche planifiée à l’est et à l’ouest a fonctionné comme une arme de destruction massive des civilisations rebelles à l’alignement positiviste. Cartry avait conscience que jouer la musique de l’objectivité scientifique n’est pas une assurance contre les entreprises de décervelage; il savait ce qu’un intellectuel doit payer pour échapper à la destruction des facultés de jugement, aujourd’hui comme hier.
Éléments significatifs du parcours de pensée de Michel Cartry : l’attention portée à la psychanalyse comme savoir sur le sujet, un souci comparatiste constant qui le poussait à rencontrer les spécialistes de champs de recherche autres que le sien, mais aussi la passion de saisir le sens de l’exploration ethnographique, de la confrontation à l’altérité africaine comme détour, préparation à la reconnaissance de sa propre identité pour le chercheur européen. Ce genre de travail a des retombées inattendues, notamment celle-ci : initier les Occidentaux typiques que nous sommes, chercheurs occasionnels sur le continent africain, à conquérir un regard étranger sur l’Occident.
C’est sur la base de cette connivence que se sont poursuivies, hors de l’Université, mes conversations avec Michel Cartry, enrichies et soutenues par la perspective que vient d’ouvrir l’Institut de Nantes : organiser une procédure de recherches adaptée aux temps d’aujourd’hui, en mettant au point une méthode d’investigation destinée à faire revenir l’ethnographie vers son lieu d’origine et ses antécédents, vers l’Europe et son capital mythologique chrétien. Après 2003, date à laquelle il avait rédigé une étude sur l’écriture divinatoire chez les Gourmantché du Burkina Fasso, pour un ouvrage conçu avec l’architecte suisse Ruedi Baur (La loi et ses conséquences visuelles, publié en 2005), il avait entrepris de composer un ouvrage général, reprenant ses notes accumulées au fil des années pour réinterroger la problématique de l’écriture en Afrique. A partir de quoi, nous entendions, comme par un effet de retour, entamer un examen de la "négritude" européenne, portant particulièrement sur les écritures théologiques et juridiques de l’Occident. Ces projets ne sont pas caducs; dans un avenir proche, il sera porté témoignage de la pertinence d’une certaine pensée africaniste - celle à laquelle Cartry a consacré sa vie - pour contribuer à identifier, interpréter et faire comprendre la logique des montages qui font tenir l’humanité.
Pierre Legendre