Actualités
Les conférences ont lieu 5, allée Jacques Berque, dans l’amphithéâtre ou dans la salle de conférence B.
Mardi 12 octobre 2010, 18h00 - 20h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"Catégories statistiques et normativité"
Conférence de Alain DESROSIERES, administrateur de l’INSEE et membre du Centre Alexandre Koyré d’histoire des sciences.
La tension entre les dimensions descriptives et normatives a toujours été au cœur de la statistique, tout à la fois outil de gouvernement et outil de preuve. Michel Foucault associe, dans Naissance de la biopolitique, l’émergence de la statistique, au 18ème siècle, à un souci de gouverner les populations, distinct de l’exercice pur du pouvoir souverain. Mais il n’approfondit pas cette intuition.
Au 19ème siècle, normalité et normativité sont étroitement entremêlées dans les travaux de Quetelet sur "l’homme moyen", supposé à la fois normal et idéal. L’expression de "loi normale" pour désigner la "loi de Gauss" apparaît vers 1875 chez le statisticien allemand Lexis, à propos d’une supposée "durée normale de la vie" (Canguilhem reprend ces idées dans Le normal et le pathologique). A la fin du siècle les nouveaux outils de la "biométrie" de Galton et Pearson introduisent une autre normativité, celle de la doctrine eugéniste, qui vise à "améliorer" les corps humains et à "sélectionner les meilleurs", de même qu’on "améliore" les animaux domestiques.
Au 20ème siècle, l’évolution des outils statistiques accompagne les transformations du rôle "normal" de l’Etat, les indicateurs statistiques exprimant toujours à la fois une description du monde, des buts à atteindre, et la plus ou moins grande réussite des efforts pour atteindre ces buts. Les recherches sur l’histoire de la statistique ont attiré l’attention sur les relations entre catégories statistiques et droit, dans la mesure où le droit pré-formate les objets à quantifier, en les enserrant dans la normativité qui lui est propre. Ceci est d’ailleurs une des difficultés des "comparaisons internationales" et du "benchmarking", qui sont devenus des outils majeurs de la "gouvernance" des sociétés néo-libérales, comme le montrent la "Méthode ouverte de coordination" (MOC) européenne, ou les classements comme celui de Shanghai.
Mardi 19 octobre 2010, 18h00 - 20h00
"Peut-on construire une « religion nationale » ?"
Conférence de Roberte HAMAYON, Directeur d’études émérite à l’École pratique des hautes études (EPHE), dans la section Sciences religieuses (Religions de l’Asie septentrionale).
Construire une religion nationale fut, dès la chute de l’U.R.S.S., une préoccupation majeure de deux Républiques autonomes de Sibérie, la Yakoutie et la Bouriatie, qui ont eu une politique active à cet égard. Le problème, complexe, était inédit. Sous l’empire, l’Église orthodoxe avait christianisé les peuples sibériens. Puis le régime soviétique avait voulu déraciner toute forme d’institution et de pratique religieuse. Les changements de mode de vie, les migrations et les mélanges de populations avaient fait le reste : le communisme était devenu le seul repère.
Or voilà que, soudain, se révèlent possibles le retour aux traditions et l’affirmation identitaire. Ces deux Républiques où les Russes, majoritaires au gouvernement et dans la population, veulent prendre leur distance avec Moscou, y trouvent l’élan de déclarer leur souveraineté. Elles choisissent de se donner un support identitaire autochtone. La Yakoutie opte d’abord pour une forme de néo-traditionnalisme (en donnant des structures institutionnelles au chamanisme), la Bouriatie, pour une sorte d’utopie millénariste (en faisant du héros épique Geser, écho du Caesar romain, un emblème culturel, qui se confond bientôt avec Gengis Khan).
On retracera brièvement ces tentatives pour tenter de comprendre leur échec au-delà des raisons circonstancielles ; que faut-il pour bâtir une « religion nationale » ?
Mardi 26 octobre 2010, 18h00 - 20h00
"La présence de l’Empire russe en Palestine : Entre politique intérieure et stratégies internationales (1847-1917)."
Conférence de Elena ASTAFIEVA, chargée de conférences à l’EPHE.
La Russie impériale s’installe en Palestine, en 1847, à travers la création de la Mission ecclésiastique à Jérusalem. Cet événement s’inscrit dans un processus plus large d’investissement de la Palestine par les Grandes Puissances européennes, investissement défini dans l’historiographie comme "l’invention de la Terre sainte". Elle intervient après la guerre syro-égyptienne de 1839 et le premier projet d’internationalisation de Jérusalem sous l’égide des principales Puissances européennes. Cette invention de la Terre sainte apparaît aussi comme une réaction aux nouvelles idéologies séculières - libéralisme, socialisme, nationalisme -, qui menacent les valeurs religieuses des sociétés occidentales. C’est dans les années 1840 que la Terre sainte se transforme de "lieu céleste en lieu terrestre", et la Palestine, une périphérie arabe de l’Empire ottoman, mais le centre de trois religions, devient lieu de confrontation des intérêts religieux et géopolitiques des principaux pays européens, y compris l’Empire russe orthodoxe.
La présentation à l’Institut d’Etudes avancées de Nantes, fondée sur nos découvertes archivistiques en Russie, en France, au Vatican et en Italie, sera consacrée à l’analyse de deux questions principales :
- comment, l’installation de la Russie à l’extérieur de ses frontières, dans ce cas, en Palestine, est utilisée par le pouvoir dans sa politique intérieure de construction et de maintien de l’Empire ?
- et comment cet investissement massif - politique, religieux, culturel - de la Russie dans cette province de l’Empire ottoman, face à la France, la Grande-Bretagne, la Prusse/Allemagne, l’Autriche, renforce son statut de Grande Puissance au Proche-Orient, et encore plus en Europe ?
Mardi 23 novembre 2010, 18h00 - 20h00
"Biologie et société, de la bio-sociologie à la socio-biologie, et retour"
Conférence de André PICHOT, Chercheur au CNRS en Histoire et Philosophie des Sciences (UMR 7117 CNRS-Université de Nancy II)
Les sciences sociales ont souvent de grandes difficultés à répondre de manière crédible aux déclarations de certains biologistes sur les supposés progrès de leur discipline (en général la génétique) et leurs retombées sur la société. Outre la tonalité intimidante de ces déclarations, leurs prétentions scientifiques, et un certain effet de réalité et d’évidence dans leur formulation, la difficulté à répondre s’explique par un extraordinaire embrouillamini de science et d’idéologie dans un camp comme dans l’autre, et par une histoire commune où les discplines biologiques et sociales ont très souvent interféré. Dans ses prétendues applications à la société, la biologie ne fait guère que renvoyer aux sciences sociales leur propre discours, d’où les difficulés qu’ont celles-ci à le critiquer.
Lundi 6 décembre 2010, 14h00 - 16h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"Différences et ressemblances des "gated cities" en Argentine, Brésil, Mexique, Afrique du Sud et Inde."
Conférence de Luis de la MORA, coordinateur du CIAPA (groupe de recherche-action) du Programme de Post-Graduation de Développement Urbain de l’Université Fédérale de Pernambouc (UFPE) à Recife (Brésil).
La fragmentation urbaine est exacerbée dans les contextes marqués par de grandes inégalités sociales, économiques et urbaines. L’une des traductions de cette fragmentation est l’essor des communautés résidentielles fermées. Ce phénomène s’observe dans la ville de Recife, aussi bien dans les projets de condominiums horizontaux en périphérie de la ville que dans les bâtiments de haut standing occupés par la classe la plus riche de la ville, ou encore dans les bidonvilles et les nouveaux projets immobiliers réalisés par le gouvernement. L’objectif est de rechercher sommairement l’intensité et les particularités de ce processus de fermeture dans d’autres contextes sociaux, économiques et culturels que celui de Recife, afin d’éclairer ce dernier.
C’est pourquoi, avec des chercheuses de l’Institut National de Recherche Scientifique de Québec à Montréal, nous cherchons à identifier via Internet les projets de gated cities au Brésil, au Mexique, en Argentine, en Afrique du Sud et en Inde, afin d’observer les similitudes et différences d’ordre physique, sociale, économique et symbolique.
Cette étude exploratoire montre que le phénomène est global, indépendant des contextes nationaux, et qu’il se manifeste dans les espaces résidentiels des classes aisées mais aussi des pauvres. Cependant, des différences locales sont enregistrées, portant sur les dimensions des projets de gated cities, les restrictions ou au contraire les stimulations du phénomène, ou encore les aménités présentes.
La raison majeure qui ressort des cas étudiés pour expliquer l’essor du phénomène tient au souhait de garantir l’accès et le contrôle de la qualité des services urbains dans des contextes socio-politiques où la solidarité étatique peut être déficiente. Plus précisément, les gated cities étudiées participent de la construction d’une offre de protection face à l’augmentation du sentiment de peur de la criminalité et de la violence urbaine.
Lundi 10 janvier 2011, 14h00 - 16h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"L’Aventure des mots de la ville"
Conférence de Christian Topalov, Directeur de recherche au Centre Maurice Halbwachs, équipe « Enquêtes, Terrains, Théories », Directeur d’études à l’EHESS.
Christian Topalov viendra nous présenter les conclusions de son dernier ouvrage, L’aventure des mots de la ville (Robert Laffont, collection Bouquins, 2010) :
Ne croyons pas que les mots de la ville désignent simplement les choses auxquelles ils réfèrent : ils les classent en catégories, leur assignent des significations, leur donnent parfois des valeurs. Pour s’en convaincre, il suffit d’essayer de traduire : c’est généralement impossible - même si c’est constamment pratiqué. Il suffit, aussi bien, d’avoir la curiosité de retrouver ce qu’un mot de la ville aujourd’hui pouvait signifier hier : souvent bien autre chose.
Ainsi, nous racontons dans ce livre les aventures des mots. Ils voyagent dans le temps en changeant de sens sans changer d’aspect, et ces changements font partie de l’histoire sociale des villes, qu’ils permettent d’observer de façon originale. Ils voyagent aussi dans l’espace, parfois d’une langue à l’autre, ils font des allers et des retours. Les recherches érudites qui permettent de reconstituer ces histoires sont pleines de découvertes surprenantes, parfois désopilantes - tant ceux qui utilisent, et ainsi recréent sans cesse les mots, se jouent des héritages, des concepts, des étymologies.
Mardi 11 janvier 2011, 18h00 - 20h00
"Quel espace l’OMC offre-t-elle aux considérations non commerciales ?"
Conférence de Gabrielle Marceau, Conseillère à la Division des affaires juridiques de l’OMC.
Les principes qui sous-tendent le système commercial multilatéral datent de la fin de la seconde guerre mondiale. Si la charte de l’Organisation internationale du commerce ("OIC", organisation mort-née) insistait sur la nécessité de respecter des « normes de travail équitable », le texte du GATT, qui survécut et encadra les relations commerciales multilatérales entre 1947 et 1995, ne fait aucune référence aux dimensions sociales affectées par le commerce. Aujourd’hui, l’Organisation mondiale du commerce ("l’OMC") a une fonction essentiellement économique et ses règles répondent à la logique d’une économie de marché. Si l’OMC vise donc à stimuler la croissance économique, elle doit le faire, ainsi que le prévoit explicitement l’Accord de Marrakech, dans le souci du bien-être social, et le respect du développement durable.
Gabrielle Marceau suggère que les règles de l’OMC peuvent être interprétées et mises en œuvre dans le respect des normes et règles internationales relatives aux droits de l’homme et autres considérations issues du droit international social. Plusieurs dispositions du traité de l’OMC, héritées du GATT de 1947, sont susceptibles d’être lues de façon évolutive, à la lumière du développement durable. Cette approche permet d’intégrer les normes sociales, ou du moins certaines d’entre elles, dans la mise en œuvre des droits et obligations contenus dans les différents accords commerciaux multilatéraux. Mais la question de l’inclusion de normes sociales dans le système de l’OMC fait apparaître une autre interrogation : l’OMC est-elle le lieu approprié pour débattre des questions relatives au travail et fixer des règles à ce sujet? Peut-elle faire appliquer de telles règles, y compris celles de l’OIT ?
Mardi 1er février 2011, 18h00 - 20h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident"
Conférence d’Augustin Berque, Géographe et orientaliste, Directeur d’études à l’EHESS.
C’est l’histoire des raisons pour lesquelles la société urbaine des pays riches en est venue à idéaliser le modèle de l’habitation individuelle au plus près de la nature. De ses plus anciennes expressions mythologiques jusqu’à l’urbain diffus contemporain, cette histoire couvre plus de trois millénaires. Elle aboutit aujourd’hui à un paradoxe insoutenable : la quête de « la nature » (en termes de paysage) détruit son objet même : la nature (en termes d’écosystèmes et de biosphère). Associée à l’automobile, la maison individuelle est effectivement devenue le motif directeur d’un genre de vie dont l’empreinte écologique démesurée entraîne une surconsommation insoutenable à long terme des ressources de la nature.
La conférence, qui porte à la fois sur l’Asie orientale, où est apparue la notion de paysage - décisive en la matière -, sur l’Europe et sur l’Amérique du nord, montrera la confluence, à partir du XVIIIe siècle, des diverses filiations d’où est issu l’idéal de l’habitation hors de la ville, au sein de « la nature ».
Le cadre théorique est celui de la mésologie (l’étude des milieux humains), c’est-à-dire l’approche onto-géographique des questions environnementales. Dépassant le clivage Orient-Occident, on soulignera les analogies profondes qui, là comme ailleurs, instituent d’un même mouvement la personne et l’écoumène, relation de l’humanité à l’étendue terrestre. On montrera comment le déni moderne de ce déploiement de l’être, aliénant le sujet humain de son milieu concret, a peu à peu découplé notre monde de la base qui lui donne substance : la Terre.
Et, hors les murs où le paradigme moderne a enfermé l’être, on proposera une piste pour recouvrer cette indispensable assise.
Mardi 15 mars 2011, 18h00 - 20h00
"Entretien avec Tzvetan Todorov autour de son livre "Le siècle des totalitarisme" (Laffont, 2010)"
Conférence de Tzvetan Todorov, historien, essayiste, Directeur de recherche au CNRS.
Le communisme est la grande religion séculière des temps modernes, celle qui a orienté la marche de l’histoire mondiale pendant cent cinquante ans. Comme les religions traditionnelles, il promet à ses adhérents le salut ; mais il annonce l’avènement de celui-ci sur la terre et non au ciel, dans cette vie et non après la mort. Il répond ainsi à l’attente de millions de personnes plongées dans la détresse due à la pauvreté et à l’injustice, et que ne peuvent plus consoler les promesses des anciennes religions. De proche en proche, c’est l’humanité tour entière qui doit bénéficier des fruits de ce messianisme rouge.
Le fascisme, frère ennemi, se présente d’abord comme un bouclier contre le communisme avant d’attaquer son rival soviétique.
On trouve dans ce volume les principaux écrits qu’a consacrés Tzvetan Todorov au phénomène totalitaire. Il y explore plusieurs de ses aspects : son idéologie, les métamorphoses de la morale dans les camps de concentration, la vie quotidienne aux pays du " socialisme réel", la psychologie des sauveteurs au cours de la Deuxième Guerre mondiale, les formes que prend aujourd’hui la mémoire de ce passé douloureux. L’évocation des grands événements de l’histoire est enrichie par des récits d’épisodes particuliers peu connus, par des portraits d’individus, héros du quotidien, et par des digressions autobiographiques. Pour cette édition, Tzvetan Todorov a rédigé une ample introduction, " Lé totalitarisme entre passé et présent ", qui situe ses recherches les unes par rapport aux autres et les complète par un examen des nouvelles idéologies dominant notre monde, le messianisme démocratique et l’ultralibéralisme.
Ce volume comprend : Face à l’extrême (1991), Une tragédie française (1994), L’Homme dépaysé (1996, extraits) et Mémoire du mal, tentation du bien (2000).
Jeudi 17 mars 2011, 16h00 - 18h00
"Pourquoi revenir à l’histoire de la pensée politique"
Conférence, en anglais, de Dick Howard, Professeur de Philosophie à l’Université de Stony Brook (USA)
Dick Howard propose, lors de cette conférence, une analyse des dilemmes de la pensée politique contemporaine, avec dans un premier temps quelques réflexions sur notre situation politique actuelle avant d’en venir à la présentation des conclusions de son dernier ouvrage, The Primacy of the Political. A History of Political Thought from the Greeks to the American and French Revolutions (Columbia University Press, 2010) :
"Le conflit entre politique et antipolitique s’est joué tout au long de l’histoire occidentale et de la pensée philosophique. Dès le début, la quête de Platon pour une certitude absolue l’a amené à dénoncer la démocratie, une position antipolitique contestée par Aristote. Dans son récit de grande envergure, Dick Howard présente ce dilemme dans une perspective renouvelée, ce qui prouve que nos problèmes politiques contemporains ne sont pas aussi uniques que nous le pensons.
Howard commence avec la démocratie dans la Grèce antique et avec les succès et échecs de la politique républicaine à Rome. Dans le sillage de l’effondrement de Rome, la pensée politique a cherché d’autres issus, et le conflit entre politique et antipolitique a refait surface à travers les théories contrastées de Saint Augustin et Saint Thomas. Au cours de la Renaissance et de la Réforme, l’émergence de l’individu moderne à de nouveau transformé le terrain de la politique. Malgré cela, le conflit politique vs antipolitique a dominé la période, frustrant même Machiavel, qui a cherché à redéfinir la nature de la pensée politique. Hobbes et Locke, les théoriciens du contrat social, ont rejoué le conflit, que Rousseau a cherché (en vain) à surmonter. Adam Smith et la croissance du libéralisme économique moderne, le radicalisme de la Révolution française, et la réaction conservatrice d’Edmund Burke qui fait suite ont marqué le triomphe de l’antipolitique, tandis que la Révolution américaine a offert momentanément la possibilité d’un renouvellement de la politique. Pris ensemble, ces exemples historiques, vus à travers le prisme de la philosophie, révèlent les racines du climat politique actuel et la trajectoire des batailles à venir."
Lundi 28 mars 2011, 14h00 - 16h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"Lingua Franca : une langue métisse en Méditerranée"
Conférence de Jocelyne Dakhlia, Directrice d’études à l’EHESS, Centre de Recherches Historiques.
Ce que nous entendons aujourd’hui par lingua franca revêt souvent le sens métaphorique d’une langue consensuelle ou d’un « terrain d’entente », d’un lieu où les désaccords s’estompent et où l’on peut parler ensemble. Nous oublions, ce faisant, qu’à la base de ce « lieu commun », il y eut une langue métisse historiquement parlée en Méditerranée, la Lingua Franca méditerranéenne, que l’on peut analyser et décrire jusqu’à sa disparition au milieu du XIXe siècle. Langue du Bourgeois Gentilhomme, référence littéraire, surtout comique, aussi bien que langue du commerce et surtout de la réduction en captivité, nous avons oublié à quel point la langue franque s’imposait alors comme une réalité banale, très présente, et ce dans les domaines les plus divers du rapport avec le « Turc » ou de la représentation de l’altérité islamique.
Son histoire, en effet, ne s’énonce pas sous le signe univoque du consensus, mais bien dans un contexte d’extrême tension géopolitique, celui de la guerre de course notamment, entre l’Europe occidentale et la Méditerranée islamique ; une tension analogue à celle que nous connaissons aujourd’hui, tout aussi paradoxale tant les circulations et les échanges s’intensifient parallèlement aux conflits. Il faut donc comprendre et interpréter la production d’une langue commune, révélant toutes formes de continuum culturels et linguistiques d’une rive à l’autre de la Méditerranée, un continuum bien plus important qu’on ne le conçoit de nos jours, mais qui n’aboutit pas, pour autant, à l’élision des lignes de démarcation et de clivage.
Bien au contraire, la Lingua franca, comme langue à part et langue par excellence du contact avec l’autre, réaffirme une forme de no man’s land de la communication, un entre-deux ou un espace liminaire, dans le moment même où elle atteste une communauté de langue et de repères. Il s’agit en cela d’un rapport non identitaire à la langue et donc d’une langue qui ne saurait être de « civilisation » ni même de prestige, conception de la langue fort déroutante pour nous aujourd’hui, mais qui nous aide à discuter l’adéquation entre langue et culture que nous établissons si spontanément. En situation d’adversité et de conflit, jusqu’à quel point, en effet, s’autorise-t-on à parler une même langue ? Peut-on concevoir une langue neutre ?
Mardi 5 avril 2011, 18h00 - 20h00
"Le renversement de la métaphysique occidentale au tournant 1700"
Conférence de Dany Robert Dufour, philosophe, Professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Paris VIII.
"Nous essaierons d’avancer quelques éléments permettant de penser qu’un renversement complet de la métaphysique occidentale survient au tournant 1700 (c’est-à-dire entre Pascal et Sade, avec la date repère de 1704, année de la 1ere publication de la Fable des Abeilles de Mandeville). Ce sont en effet les deux grands principes sur lesquels repose cette métaphysique qui se sont alors trouvés renversés, inversés, subvertis. Le premier principe est issu du grand récit monothéiste venu de Jérusalem : avant, le monde n’était possible que fondé sur l’amour de Dieu (amor dei) ; après il apparaîtra envisageable fondé sur l’amour de soi (amor sui). Le second principe vient du grand récit venu d’Athènes, celui du Logos. Avant le monde posait sur la prévalence du noûs sur l’épithumia (de l’intelligibilité sur la pulsionnalité) ; après le "vice" pourra être la condition de la "vertu".
Nous essaierons de montrer qu’un troisième récit occidental s’est créé à l’occasion de ce double renversement : celui du libéralisme, qui domine aujourd’hui le monde."
Jeudi 19 mai 2011, 18h00 - 20h00
"Religions séculières et totalitarismes"
Conférence de Marcel Gauchet, Directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la Revue Le Débat.
Conférence donnée à l’occasion de la parution de son ouvrage « A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 » (Gallimard, 2010) :
« Dans le sillage de la crise du libéralisme examinée dans le volume précédent, ce troisième volume est consacré à la crise totalitaire sur laquelle débouche la Grande Guerre. Il s’efforce d’en établir la signification dans l’histoire de la démocratie. Les totalitarismes ne se contentent pas, en effet, de combattre les démocraties «bourgeoises» comme si elles leur étaient étrangères, ils en procèdent. Ils leur lancent un défi qu’elles sont mises en demeure de relever. D’où ont-ils pu sortir? Au-delà des circonstances, ils ont partie liée avec des idéologies d’un genre nouveau, nées autour de 1900, à l’enseigne de la révolution et de la nation.
Marcel Gauchet en retrace la genèse. Elles sont à comprendre, montre-t-il, comme religions séculières», c’est-à-dire des antireligions religieuses résultant d’une phase spécifique et périlleuse et du processus de sortie de la religion. Le cœur de l’ouvrage est formé par la reconstitution des trois expériences qui méritent le nom de totalitaires au sens strict: le bolchévisme, le fascisme et le nazisme.
L’accent est porté sur la dynamique qui les anime, voie royale pour en appréhender l’essence à partir de leurs contradictions intimes. Mais l’intérêt de la perspective est aussi d’éclairer par contraste les transformations profondes qu’a connues la démocratie. Les grandes réformes politiques et sociales d’après 1945 prennent tout leur sens en tant que réponses au défi totalitaire. Au vrai, la démocratie libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui est issue de cet effort pour surmonter les failles dont se nourrissaient les refus totalitaires.
Le XXe siècle n’a pas été seulement le théâtre de tragédies sans exemple. Il a été également le siège d’une réussite aussi méconnue que décisive qu’il n’est que temps de tirer de l’ombre. »*
* Résumé de l’éditeur
Mardi 24 mai 2011, 18h00 - 20h00
En collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin.
"Laïcité et loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat"
Conférence d’Emile Poulat, historien, sociologue, Directeur d’études à l’EHESS.
Alain Minc estime que la loi de 1905 doit être modifiée. Beaucoup le disent et le pensent comme lui. Jean-François Coppé juge au contraire qu’il ne faut pas la modifier. Beaucoup partagent sa conviction. Le cardinal Barbarin a rappelé qu’elle avait été plusieurs fois modifiée: en fait et très précisément cinquante fois en un siècle. On peut donc, mais faut-il ? C’est toute la question, avec, dit ou non dit, ce qui la nourrit: l’islam et les musulmans en France, pays de vieille tradition catholique constitutionnellement laïque.
En apparence, nous sommes devant une alternative: faut-il ou ne faut-il pas ? En réalité, il est urgent et nécessaire de sortir de cette méchante alternative, illusoire, pour s’interroger: laïcité et loi de 1905, de quoi parlons-nous ?
Mardi 31 mai 2011, 18h00 - 20h00
"Scène de farce avec un héros tragique : l’iconographie des vases et la différence des genres dans le théâtre grec."
Conférence de Luca Giuliani, Recteur du Wissenschatfskolleg de Berlin.
Les vases grecs montrent parfois des scènes de pièces de théâtre : on voit des acteurs en costumes et masques grotesques effectuer des actions qui provoquent le rire. Ce qui fait précisément rire le public est parfois difficile à comprendre pour un étranger. La comédie est généralement considéré comme un genre léger, mais ses blagues et ses doubles sens sont tributaires du contexte et profondément ancrés dans une culture spécifique, ce qui rend la comédie, malgré toute sa légèreté, un genre particulièrement difficile pour l’interprétation historique. En même temps la comédie est capable de rire d’elle-même et parvient ainsi à une capacité réflexive qui peut aller bien au-delà d’un genre sérieux comme la tragédie.
Mardi 21 juin 2011, 18h00 - 20h00
"L’Etat, la société et l’eau"
Conférence d’Anupam Mishra, Gandhi Peace Foundation, New delhi (Inde)
Face aux insuffisances du système de distribution d’eau moderne de l’Inde, qui n’a pas perpétué les méthodes de conservation et de distribution, la réhabilitation des techniques traditionnelles ouvre une nouvelle perspective qui est à la fois moins coûteuse et plus respectueuse de l’environnement et du tissu social et local. L’utilisation des savoir-faire techniques de la communauté villageoise est basée sur la planification, l’exécution directe et l’entretien par la société elle-même. Ceci permet le partage équitable du travail et des bénéfices, en même temps que cela engendre un système de valeurs qui structurent fortement la relation des hommes avec le divin et avec la nature. L’eau est principalement une question d’éthique et de culture, pas un produit de consommation. La présentation met en évidence des techniques éprouvées par le temps dans le désert de l’Inde, qui reçoit les plus faibles précipitations, les températures les plus élevées avec une forte salinité dans les eaux souterraines.