21 june 2021
Publication

"Un ancien président en prison : l’affaire Lula et la pratique du droit constitutionnel au Brésil", article de Camila Vilard Durand sur JP Blog.

 

 Par Camila Villard Duran, Professeure à la Faculté de droit de l’Université de São Paulo, Chercheuse résidente de l’IEA de Nantes.

https://blog.juspoliticum.com/2021/06/17/un-ancien-president-en-prison-laffaire-lula-et-la-pratique-du-droit-constitutionnel-au-bresil-par-camila-villard-duran/

 

La décision de la Cour Constitutionnelle brésilienne –  le STF (littéralement, le Tribunal fédéral suprême) – rendue en mars 2021 a permis à l’ancien président Lula de recouvrer ses droits politiques et de se présenter aux élections de 2022 s’il le souhaite. Cette décision est intervenue après de nombreux atermoiements jurisprudentiels dont le point de départ peut être considéré comme étant l’année 2018.

L’année 2018 fut en effet une année clé pour le Brésil : elle fut à la fois l’année qui vit Jair Bolsonaro hissé au plus haut poste exécutif du pays et devenir président et celle au cours de laquelle une décision du STF enterra toutes les aspirations politiques de Lula et du Parti des travailleurs (PT) alors même que les sondages Datafolha d’août 2018 indiquaient que Lula avait 39% des intentions de votes et Bolsonaro 19%. Cette décision de 2018 (dans le cadre du jugement des actions déclaratoires de constitutionnalité, « ADC » 43, 44 et 54), a donc eu un profond impact politique pour le pays puisqu’elle a soustrait du jeu démocratique le candidat à la présidentielle, qui avait la plus forte probabilité de vaincre Jair Bolsonaro. Quel est le processus qui a conduit à une telle situation ?

L’affaire Lula est emblématique de l’ampleur et de l’importance du degré élevé de judiciarisation de la vie politique au Brésil. Cette judiciarisation peut être définie comme étant un processus caractérisé par l’influence accrue du pouvoir judiciaire dans les affaires de nature politique. C’est ainsi que le pouvoir judiciaire brésilien peut intervenir à trois niveaux dans le système politique : (1) à travers le contrôle de constitutionnalité des lois et des actes normatifs émis par les pouvoirs législatif et exécutif (dans le cas brésilien, tout organe judiciaire peut le faire, en plus de la Cour constitutionnelle); (2) par le contrôle des politiques publiques, puisque plusieurs thèmes d’action politique sont traités par la Constitution fédérale elle-même ; et, enfin, (3) pour contrôler des politiciens eux-mêmes. Plusieurs de ces pouvoirs ont constitué le fondement des différentes décisions rendues dans l’affaire Lula par le STF.

 

Pour comprendre les derniers développements de l’affaire Lula, il convient d’abord de préciser que les différentes décisions du STF, qui ont fortement marqué la carrière politique de Lula et le sort de la démocratie brésilienne, font partie d’un processus judiciaire étendu et controversé connu sous le nom de Lava Jato (Lavage-Express). Lava Jato est considérée comme la plus grande opération anti-corruption de l’histoire du Brésil. Elle a fortement contribué à accroître la judiciarisation de la politique dans le pays et, par conséquent, à politiser le fonctionnement de la justice (1).

 

Ensuite, la question de fond principale a porté sur l’interprétation d’une des dispositions de la Constitution brésilienne de 1988. Cette constitution connue sous le nom de « Constitution citoyenne », énonce comme garantie fondamentale dans son article 5, LVII, que : « nul ne sera déclaré coupable jusqu’à la condamnation définitive et sans appel d’une sanction pénale ». Pour les juristes, le sens de cette garantie fondamentale de l’État de droit semble clair : la présomption d’innocence s’étend jusqu’à la décision de justice qui n’est plus susceptible de recours. Il n’en demeure pas moins que pendant 10 ans, entre 2009 et 2019, les onze membres du STF n’ont pas réussi à s’entendre sur cette disposition constitutionnelle (2).

 

 

I – Qu’est-ce que Lava Jato ?

L’opération Lava Jato a été lancée par la Police fédérale brésilienne en 2014. Elle enquête sur des stratagèmes de corruption impliquant Petrobras, une société contrôlée par l’État, et plusieurs entrepreneurs et politiciens de différents partis. L’opération a conduit à l’arrestation d’hommes d’affaires issus de l’élite économique du pays, ainsi que des hommes politiques importants tels que Lula lui-même, l’ancien ministre d’État José Dirceu, l’ancien gouverneur de Rio de Janeiro, Sérgio Cabral, l’ancien député fédéral et président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, entre autres[1]. L’une des personnalités les plus connues de Lava Jato est Sergio Moro, qui a démissionné de son poste de magistrat pour devenir ministre de la Justice du gouvernement de Bolsonaro. Il n’a cependant occupé ce poste que pendant une courte période, car bien qu’élu avec un slogan anti-corruption, Bolsonaro a rapidement contribué au démantèlement de l’opération Lava Jato.

L’origine de Lava Jato remonte à la constitution d’un groupe de travail (« força-tarefa ») à Curitiba, dans l’État brésilien du Paraná. Il s’agit d’une alliance entre la police fédérale et le Parquet, qui a obtenu des résultats importants dans des enquêtes sur les actes de corruption dans le pays. En effet, le Ministère Public brésilien est une autorité hautement indépendante, formée par des fonctionnaires avec une carrière spécifique. Depuis la constitution de 1988, on pourrait même le considérer comme le quatrième pouvoir de la République. L’une des grandes qualités de ce format de groupe de travail est sa grande capacité à mobiliser des ressources matérielles et humaines. Lava Jato a mené des enquêtes criminelles et des accusations très complexes, qui auraient difficilement pu être portées sans cette alliance particulière entre les membres du Ministère Public et la police. Avec le temps, Lava Jato a, cependant, subi différents échecs. Des signes de détournement de sa fonction d’origine ont été dénoncés. L’une des principales critiques de l’opération est apparue en raison de la divulgation par l’Intercept de plusieurs messages échangés entre ses membres, montrant le caractère politique des actions menées. Les juges, les procureurs et la police ont travaillé côte à côte et ont bouleversé le fonctionnement du système judiciaire ainsi que ses garanties constitutionnelles. Des détentions provisoires et des mesures coercitives ont été largement utilisées durant les enquêtes. Naturellement, elles ont soulevé de nombreuses contestations quant à leur pertinence. L’impartialité est aussi une garantie fondamentale de la procédure pénale qui exige un juge neutre, c’est-à-dire un magistrat sans parti pris à l’égard des dénoncés. Il existe également des rapports qui montrent l’importance accordée par les membres de Lava Jato à la condamnation d’une personnalité politique particulière : l’ancien président Lula.

En février 2021, l’équipe de Lava Jato fut dissoute. Le procureur général de la République, à l’époque Augusto Aras, nommé par Bolsonaro, a alors décidé de changer son mode de fonctionnement. En pratique, il a réduit le nombre total de membres dédiés exclusivement à l’opération, de onze à seulement quatre. Les enquêtes ne sont pas encore closes, mais leur ampleur est aujourd’hui très largement réduite.

 

II – Comment l’interprétation du droit constitutionnel brésilien a conduit à l’arrestation, puis à la libération de Lula ?

Jusqu’à la décision de mars 2021, qui a permis à Lula de récupérer ses droits politiques, sa défense a été semée d’embuches, avec de long et difficiles combats, à commencer par sa sortie de prison. C’est pourtant par l’intermédiaire d’une nouvelle interprétation constitutionnelle par le STF que sa défense a pris un virage décisif.

Le 7 novembre 2019, le STF a finalement rendu un arrêt sur l’application de la peine d’emprisonnement. Après un vote serré, par 6 voix contre 5, les membres du tribunal ont décidé qu’il n’était pas possible d’exécuter la sanction pénale après la condamnation en deuxième instance, selon une interprétation littérale de l’article 5, point LVII, de la Constitution fédérale de 1988.

Les recours en contrôle de la constitutionalité des lois, qui ont donné lieu à cette décision (les actions déclaratoires de constitutionnalité, « ADC » 43, 44 et 54), ont été déposées par le Parti national écologique (actuellement, Patriota), le Conseil Fédéral de l’Ordre des avocats du Brésil et le Parti communiste du Brésil. L’objectif était de provoquer une prise de position du tribunal sur la constitutionnalité de l’article 283 du Code de procédure pénal brésilien, qui prévoit, parmi les conditions d’emprisonnement, la décision définitive et sans appel de la sanction pénale.

Ce débat constitutionnel n’était pas nouveau pour la Cour. En 2009, le STF avait déjà décidé que l’exécution anticipée de la peine était inconstitutionnelle. À l’époque, par 7 voix contre 4, la formation plénière du tribunal avait accordé un habeas corpus (HC 84078) pour permettre à une personne condamnée par la Cour de justice de l’État du Minas Gerais (en deuxième instance, donc) de faire appel de son arrestation afin d’être libérée.

 époque, le virage jurisprudentiel avait été mené par l’ancien membre Teori Zavascki. Si, dans un premier temps, cette décision était motivée par un cas concret et des circonstances précises, ce changement a provoqué une forte insécurité juridique car les juges du STF ont eux-mêmes commencé à décider, au cas par cas, dans des sens différents. En octobre 2016, cette position a été maintenue, résultant d’une décision du tribunal équivalente à une ordonnance de référé dans le cadre des actions constitutionnelles précitées (les ADCs). Ainsi, ce fut par une jurisprudence encore fragile et provisoire, que l’arrestation de Lula en 2018 fut légalement justifiée.

En juillet 2017, en première instance, l’ancien juge Sérgio Moro a condamné Lula pour des délits de corruption passive et de blanchiment d’argent, dans le cadre d’un processus d’achat d’un appartement dans la ville côtière de Guarujá. L’accusation soutenait que Lula aurait reçu un pot-de-vin dans le contexte de corruption systémique de Petrobras, remis sous la forme de la propriété de l’appartement. En janvier 2018, Lula a été condamné en deuxième instance. La décision a été unanime parmi les trois juges fédéraux de la 8ème Chambre du Tribunal régional fédéral de la 4e Région (TRF-4), à Porto Alegre.

Après cette condamnation en deuxième instance, les avocats de Lula ont déposé différents recours pour éviter son arrestation. L’année des élections présidentielles, le 4 avril 2018, le STF, par 6 voix contre 5, a rejeté l’octroi de l’habeas corpus préventif afin qu’il puisse rester en liberté jusqu’au résultat des recours en justice déposés par ses avocats, après sa condamnation par le TRF-4.

Le vote de Rosa Weber, membre du STF, aurait été au cœur du rejet. Bien qu’ayant voté contre l’emprisonnement en deuxième instance en 2016, elle aurait préféré se plier à ce qu’elle a appelé le « principe de collégialité » du tribunal et la nécessité de respecter la jurisprudence formée à la majorité, même s’il s’agit d’une décision équivalente à l’ordonnance de référé. Selon elle, le changement de jurisprudence ne pouvait s’appliquer que dans le contexte des actions constitutionnelles (ADCs 43, 44 et 54), et non dans un cas concret d’Habeas Corpus (le HC de l’ancien président Lula). C’est ainsi que pendant une période d’un an et sept mois, l’ancien président Lula a été incarcéré à la Surintendance de la Police fédérale à Curitiba.

Mais, grâce à la décision du 7 novembre 2019, c’est-à-dire le jugement définitif du STF des ADCs précitées – Rosa Weber ayant voté contre l’arrestation après condamnation en deuxième instance –, Lula put alors faire appel en toute liberté des décisions de Lava Jato en cours. En 2021, ces actions ont définitivement été annulées par la Cour constitutionnelle, dans un nouveau retournement de situation. En mars 2021, le STF a ainsi permis à Lula, par 8 voix contre 3 (HC 193726), de reconquérir ses droits politiques. À cette occasion, le tribunal a déclaré l’incompétence de la 13ème Chambre fédérale de Curitiba pour juger l’ancien président (cette chambre est responsable du jugement de la plupart des affaires de Lava Jato).

 

Les condamnations en deuxième instance, qui ont conduit à l’arrestation de Lula, ont perdu leurs effets puisqu’elles ne pouvaient pas « s’inscrire dans le cadre de l’opération Lava Jato ». Selon le STF, les actions pénales contre Lula, impliquant l’achat d’un appartement à Guarujá, la rénovation d’une ferme à Atibaia et les dons reçus par l’Institut Lula, n’auraient aucune corrélation apparente avec le détournement des ressources de Petrobras. Le juge Edson Fachin, responsable de la décision préliminaire confirmée par la plénière du STF, a estimé que la compétence permettant de juger Lula appartenait à la Justice fédérale du District fédéral, au centre du Brésil – et non à l’État de Paraná.

 

Il y a néanmoins une dimension de stratégie politique très importante dans cette décision du juge Fachin. Pour tenter de préserver l’intégrité des affaires traitées dans le cadre de Lava Jato, l’affaire Lula a été dissociée des autres investigations conduites par Curitiba en raison des soupçons pesant sur le traitement non neutre de l’ancien juge Sergio Moro. Par ricochet, Lula se débarrasse également de l’obstacle que représentait la loi sur la « Ficha Limpa » (LC 135/2010) qui dispose que quiconque a été condamné en deuxième instance judiciaire ne peut se présenter à un mandat politique. C’est pourquoi, pour l’instant, Lula est un possible candidat à l’élection présidentielle de 2022. Il a donc cessé d’être inéligible.

 

 

III – Que nous révèlent ces décisions constitutionnelles ?

Les groupes de travail (« força-tarefa »), alliance entre la police et le Parquet, semblent être aujourd’hui le mode de conduite plus important des investigations pour lutter contre la corruption et le contrôle des politiciens. La bureaucratie publique brésilienne, a fait preuve durant cette période d’une plus grande efficacité dans la conduite des enquêtes. La Police fédérale brésilienne a gagné en efficience grâce à un renouvellement de son personnel. L’alliance avec le Parquet a été indispensable pour gagner en rapidité et en précision sur les enquêtes pénales. Dans la pratique des investigations, le juge est alors devenu un acteur central, puisqu’il a coordonné le déroulement des investigations criminelles.

 

Cependant, il existe des limites constitutionnelles à ce type de coopération. L’impartialité du juge peut être remise en question et la confiance envers la justice du pays peut être endommagée. Un des effets de la judiciarisation de la politique est la politisation de la justice.

 

L’affaire Lula est complexe, car elle nous révèle comment les institutions judiciaires peuvent être à la fois reconnues pour l’efficacité de leur travail alors même qu’elles manquent à leur devoir d’impartialité et de protection des droits et garanties individuels dans le cadre d’une procédure pénale. En outre, le travail d’interprétation de la constitution par le STF risque de créer une jurisprudence dont les effets dans le temps sont décisifs. Surtout, l’instrumentation de la justice à des fins politiques risque d’entraîner une perte de légitimité de ses institutions, avec pour effet collatéral un impact négatif sur le fonctionnement de la démocratie brésilienne et de l’État de droit.

 

[1] L’opération Lava Jato était d’une telle importance qu’elle est même devenue une série Netflix (O Mecanismo), réalisée par le célèbre José Padilha avec la participation d’acteurs et actrices connu.es.